Entretien avec Angela Schanelec

Prix de la mise en scène à la Berlinale 2019, J’étais à la maison, mais… sort enfin sur nos écrans. Magnétique du premier au dernier plan, ce film stupéfiant raconte l’histoire d’un jeune garçon qui rentre chez lui après avoir disparu en forêt pendant plusieurs jours. La réalisatrice allemande Angela Schanelec est notre invitée.


J’ai vu J’étais à la maison, mais… à la Berlinale il y a trois ans et je viens de le revoir à l’instant. J’y ai retrouvé un détail qui m’avait déjà beaucoup interpelé au premier visionnage : on pourrait difficilement qualifier le film de comédie et pourtant, lors d’une scène-clé, les personnages se trouvent devant un mur taggé du mot yolo. D’où vous est venue l’envie de ce détail ironique ?

C’est juste que c’était déjà écrit sur le mur (rires).

C’est tout ? C’est vraiment juste un hasard ?

Mais oui. On a longtemps cherché une entrée d’immeuble pour cette scène. Il fallait vraiment trouver un lieu précis pour ce moment où Astrid achète le vélo. La disposition de cette entrée était idéale pour le déroulé de l’interaction entre les personnages et je pense que j’aurais tourné là-bas même s’il n’y avait pas eu cette inscription sur le mur, qui était donc déjà là avant qu’on la découvre. Mais c’est bien entendu un détail que j’adore, moi aussi.

De façon plus générale, à quel moment de la création de vos films intervient le choix des lieux ? Vous écrivez avec des lieux précis en tête ou bien modifiez-vous le scénario après les repérages ?

Les deux, parfois je connais déjà les lieux, mais pas tout le temps bien sûr. Il arrive qu’en cherchant un lieu pour une scène déjà écrite, j’en découvre un autre et je décide alors de modifier le scénario. Les lieux sont fondamentaux dans mon cinéma, et la recherche de ces lieux est tout aussi fondamentale. Cela peut me prendre des mois et des mois.

Vous dites régulièrement que c’est l’image d’un lieu qui vous sert de point de départ pour un film, plutôt qu’un thème ou une idée de récit. Pouvez-vous nous décrire votre processus d’écriture à partir du moment où vous avez cette première image en tête ?

C’est vrai que mon point de départ est toujours une seule image : même pas une scène, mais bien quelque chose d’unique. L’important est de commencer, d’avoir un début. Même quand je ne sais rien ou que je sais peu, je m’accroche à ce moment de démarrage. C’est le processus d’écriture-même qui permet que quelque chose émerge, que quelque chose de propre à moi se mette à sortir. C’est le phénomène d’écriture qui génère l’histoire, c’est grâce à cet exercice que l’histoire se forme. Tout ça ce sont des idées très générales, je vous laisse améliorer à la traduction (rires).

Il y a également autre chose, un sentiment tout aussi général : pour réellement débuter, il me faut aussi un désir précis, et ce désir est presque tout le temps en réponse à mon travail précédent. Par exemple, j’ai tourné un nouveau film l’été dernier et lorsque j’ai commencé à travailler dessus, à écrire le scénario, il m’est apparu très vite que je voulais raconter cette histoire avec très peu de dialogues, surtout avec des images. Maintenant que le tournage est derrière moi (même si le film en lui-même n’est pas encore fini), je me rends compte que pour mon film suivant, j’ai envie au contraire de beaucoup de dialogues. Après avoir travaillé avec des gens qui se taisaient, j’ai envie de gens qui parlent. Ce n’était peut-être pas tout à fait votre question, désolée.

Mais si, d’ailleurs en parlant de ce qui entoure les dialogues, il me semble que par rapport à vos précédents films, le travail sur le design sonore est ici encore plus flagrant. Selon vous, en quoi cet outil peut-il participer à créer l’atmosphère et même la narration ?

C’est vrai qu’au fil des années, je travaille de plus en plus le design sonore. Au début, dans mes premiers films, c’était très important pour moi d’avoir le son d’origine, le son réel. Je voulais que quelque chose existe vraiment sans que je ne l’aie mise en scène : le bruit de la rue, des oiseaux, des bruissements. Je voulais garder tout ça comme une partie intégrante du film. C’était indispensable pour que je sois persuadée que ce que je fais a un sens.

Par la suite, j’en ai eu de moins en moins besoin. J’ai eu au contraire envie de travailler avec les possibilités du design sonore, qui sont immenses. Cela à commencé avec Orly, le film que j’ai tourné dans l’aéroport dans des conditions réelles. Il a évidemment fallu travailler sur le son sinon on n’aurait rien entendu et donc rien compris. A partir de ce film-là, j’ai poursuivi cet aspect de mon travail.

On n’imaginait pas forcément des tubes sentimentaux s’intégrer dans votre cinéma radical. Qu’est-ce qui vous a donné envie d’inclure ici Moon River et Let’s Dance, toutes deux interprétées dans des versions décalées ?

Ce n’était pas un choix intellectuel, c’était bien plus primitif que cela. Quand l’acteur qui joue le fils d’Astrid a passé le casting, je lui ai demandé de chanter une chanson et il a spontanément chanté Moon River. J’ai trouvé qu’il chantait bien, mais je me suis quand même dit que ce serait mieux de trouver une autre chanson. Puis finalement je l’ai conservée, car c’était sa proposition à lui. Quant à la deuxième chanson, Let’s Dance, elle intervient dans une scène où les personnages dansent ensemble, mais ce n’est pas la chanson qu’on a utilisé au moment du tournage.

En tournant cette scène, je savais très bien que je changerais de chanson car je voulais justement qu’on sente qu’on n’avait pas devant les yeux la scène qui avait réellement eu lieu. Je voulais qu’on ait d’un côté l’image et de l’autre la musique, et que les deux demeurent séparés. J’ai cherché, j’ai essayé plusieurs chansons qui correspondaient au rythme de leur chorégraphie mais qui laissaient penser qu’il y avait un décalage, qu’ils ne pouvaient pas danser la-dessus pour de vrai. La version originale de la chanson n’avait rien à voir avec ce que je voulais, mais cette reprise par M Ward est très belle.

Ce qui m’intéresse depuis toujours, et qu’à mon sens je ne suis pas encore parvenue à faire, c’est une scène où l’on entendrait deux musiques en même temps. Dans le cas de cette scène, il y a vraiment cette idée qu’ils dansent sur une musique que l’on entend pas, mais on entend autre chose. Mon rêve, c’est qu’il y ait deux musiques en même temps sur une même image, et que cette juxtaposition fasse émerger quelque chose. Peut-être que cela n’a pas de sens, mais cela m’intéresse beaucoup.

Ce nouveau film dont vous parliez un peu plus tôt, est-ce celui qui a été annoncé sous le titre Music ? Auquel cas s’agit-il justement pour vous de l’occasion de poursuivre ce travail autour de l’habillage musical ?

Absolument. Ce dont on vient de parler, ce nouveau film, tout cela est lié à mon intérêt pour la musique. La question est à la fois simple est très complexe : quand est-ce que la musique a besoin de l’image ? On entend toujours de la musique dans les films et la raison en est toujours très claire, c’est parce que l’image a besoin de la musique, mais à l’inverse, quand est-ce qu’il y a une vraie raison pour qu’il y ait de la musique dans un film ? Quand j’ai utilisé de la musique dans mes films, cela a toujours joué un rôle, c’était important de laisser à la musique un espace particulier. Mais la musique a une telle existence propre, une telle présence, cette question est si importante… Ce film qui s’appelle Music est une tentative de répondre à ce questionnement.

Pour revenir à J’étais à la maison, mais…, vous y dirigez une nouvelle fois Maren Eggert. Pour vous qui travaillez souvent avec des comédiens non professionnels, qu’est-ce que cela change de diriger au contraire quelqu’un qui est familier avec vos méthodes ?

Cela fait que j’ai besoin de moins parler, de moins expliquer. C’est quelque chose qui peut aussi arriver avec quelqu’un avec qui l’on travaille pour la première fois. Bien sûr le risque est alors plus grand, mais on peut avoir la chance de se comprendre sans un mot. Cela m’est d’ailleurs arrivé sur ce film, avec quelqu’un que je ne connaissait pas du tout. J’aime travailler avec Maren parce qu’elle est très doué pour écouter et suivre le rythme de la langue. C’est quelque chose de très important, et elle le fait très bien. Le problème, quand on travaille avec des comédiens, c’est que lorsqu’on leur explique quelque chose, on casse tout. Si on explique quelque chose à un comédien, il se met à réfléchir, et s’il réfléchit ça veut dire qu’il ne joue plus. Il y en a qui sont capables de convertir leur réflexion en jeu, ce sont les plus doués, mais ils sont bien moins nombreux qu’on ne le croit. C’est brutal dit comme ça, mais un comédien ne doit pas réfléchir.

Est-ce pour cette raison que Maren Eggert est d’ailleurs la seule interprète du film à qui vous ayez donné l’intégralité du scénario avant le tournage?

(elle acquiesce en riant, ndlr).

Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 5 janvier 2021. Un grand merci à Chloé Lorenzi et Marie-Lou Duvauchelle.

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