A voir en ligne | Critique : Ouvrir la voix

Ouvrir La Voix est un documentaire sur les femmes noires issues de l’histoire coloniale européenne en Afrique et aux Antilles. Le film est centré sur l’expérience de la différence en tant que femme noire et des clichés spécifiques liés à ces deux dimensions indissociables de notre identité « femme » et « noire ». Il y est notamment question des intersections de discriminations, d’art, de la pluralité de nos parcours de vies et de la nécessité de se réapproprier la narration.

Ouvrir la voix
France, 2017
De Amandine Gay

Durée : 2h02

Sortie : 11/10/2017 (+ actuellement en vod)

Note :

A VOIX HAUTE

Faites le test : essayez de vous souvenir de la dernière fois où, sur un quelconque écran, vous avez pu entendre ou assister à une discussion au sujet du racisme durant laquelle témoignent, pendant deux heures, des femmes noires. Sans être modérées par un intervenant blanc, sans que cette discussion n’ait lieu qu’entre Blancs (en imaginant qu’une telle discussion puisse déjà exister). Nous allons vous faire économiser un peu de temps – cela n’arrive jamais. Ouvrir la voix, premier documentaire de la réalisatrice française Amandine Gay (lire notre entretien), a déjà cette qualité cruciale, « cette nécessité pour les femmes noires francophones de se réapproprier la narration » comme le commente la cinéaste. C’est, avec puissance, un film afro-féministe qui parle de tous : des femmes noires que l’on voit à l’écran, des femmes noires qui les regardent, en premier lieu – à l’image d’une Toni Morrison qui dit écrire avant tout pour des lecteurs noirs des livres qui peuvent aussi, bien entendu, être lus par des Blancs. Ouvrir la voix s’adresse aussi aux Noirs en général, aux racisés et discriminés de toutes sortes – mais aussi aux Blancs qu’on interroge. Ouvrir la voix permet une réappropriation du témoignage, compile différentes expériences, et c’est aussi le lieu où l’on se permet de questionner la majorité.

« Il va falloir lutter », affirme le premier chapitre du film, revenant sur des souvenirs d’enfance indélébiles où les différentes intervenantes se remémorent cet instant où elles ont pris conscience, avec violence, du fait d’être Noires. C’est l’un des multiples privilèges blancs : ne pas avoir, dès son plus jeune âge, à prendre conscience de la couleur de sa peau et de ce que cela va impliquer. Comment s’assume t-on dans une société où les modèles sont inexistants ? Comment grandit-on dans une société où l’empreinte coloniale se ressent jusque sur les étals d’une pâtisserie ? Parmi des gens qui veulent vous toucher les cheveux, vous comparent à des animaux et vous déshumanisent ? Dans des écoles où les élèves noires brillantes sont découragées par rapport à leurs camarades de classe blanches ? Ouvrir la voix démontre comment la violence s’insinue, s’accumule – le film dure 2 heures, pourrait en durer 4. On coupe ses dreads pour avoir du taf, on se « déguise » pour trouver un appart. C’est d’un racisme réel qu’on parle ici, pas un racisme de pain au chocolat à la Copé : un racisme institutionnalisé. Où le regard des Blancs pousse, d’une certaine manière, à un racisme intériorisé, de la même manière que des homosexuels discriminés, dans une société encore homophobe, intériorisent et s’appliquent une forme d’homophobie à eux-mêmes.

Brutalement honnête, Ouvrir la voix balaye les hypocrisies : celles de la mixité sociale qui n’est vantée que dans des quartiers défavorisés alors qu’elle devrait avoir lieu, comme l’affirme l’une des participantes, dans des banlieues plus chics de Paris. Le film, et c’est quelque chose d’infiniment précieux dans un pays qui n’y connaît strictement rien, parle des vertus du communautarisme. C’est un communautarisme qui permet ici de libérer la parole, de la prendre, de s’écouter, de se construire, de s’organiser, de se faire entendre. Un communautarisme qui fait moins peur dans les pays anglo-saxons, et qui en France, par mépris ou méconnaissance, est source de méfiance. Pourtant, et c’est une des hypocrisies – et ironies – qu’explore Amandine Gay, le véritable communautarisme en France est blanc. Alors on se questionne sur sa place ici, même si l’on entend une intervenante dire, avec grand naturel, « J’me sens bretonne ». Doit-on partir ? Comment transmettre ? Ouvrir la voix est un millefeuille complexe qui n’apporte pas de solution confortable.

« Ouvrir la voix », c’est la prendre et surtout faire en sorte qu’on ne parle pas à votre place. C’est un geste puissamment politique, qui évoque l’idée d’afropéanisme véhiculée par l’auteure franco-camerounaise Leonora Miano ou qui cite, dans une essentielle lutte des convergences, le King Kong Theory de Virginie Despentes. Cette convergence, c’est aussi celle des témoignages. Le travail d’Amandine Gay rappelle, sur un sujet assez différent mais avec lequel il partage pourtant des liens, la démarche de la vidéaste américaine Natalie Bookchin, qui confrontait de multiples témoignages sur la pauvreté dans Long Story Short, superposant parfois les paroles communes de ses différents intervenants. Ouvrir la voix pourrait parfois procéder de la même manière tant les discriminations subies semblent communes, partagées. Sur la peau, sur le genre, sur l’orientation sexuelle. Le choix de l’épure et des gros plans successifs permet d’aller à l’essentiel, de multiples vérités dites droit dans les yeux. On y cite avec justesse James Baldwin – « Tu es ici chez toi, ne t’en laisse pas chasser ». Ouvrir la voix est un documentaire passionnant, dense et édifiant qui mériterait d’être vu par le plus grand nombre : au cinéma, à la télévision et dans les salles de classe.


>>> Ouvrir la voix est visible en vod sur le site d’Arte

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par Nicolas Bardot

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