Critique : Les Âmes mortes

Dans la province du Gansu, au nord-ouest de la Chine, les ossements d’innombrables prisonniers morts de faim il y a plus de soixante ans, gisent dans le désert de Gobi. Qualifiés d’ »ultra-droitiers » lors la campagne politique anti-droitiers de 1957, ils sont morts dans les camps de rééducation de Jiabiangou et de Mingshui. Le film nous propose d’aller à la rencontre des survivants pour comprendre qui étaient ces inconnus, les malheurs qu’ils ont endurés, le destin qui fut le leur.

Les Âmes mortes
Chine, 2018
De Wang Bing

Durée : 2h46 + 2h44 + 2h56

Sortie : 24/10/2018

Note : 

LA VOIX DES MORTS

Entre la fin des années 50 et le début des années 60, c’est plusieurs dizaines de milliers d’hommes et de femmes (on ne connaitra sans doute jamais leur nombre exact) que le gouvernement chinois a déportés dans des camps de rééducation par le travail. Leur crime ? Avoir été considérés comme des « droitiers », c’est à dire des ennemis des idéaux communistes. En vérité, les raisons de ces arrestations étaient souvent arbitraires, parfois absurdes. Elles étaient surtout secrètes. Ce n’est que des décennies plus tard que les très rares survivants (90% des détenus sont décédés sur place) ont pu avoir accès à leur dossier et découvrir la raison de leur arrestation. Parfois, il n’y en avait même pas.

Ces survivants, Wang Bing les a retrouvés et rencontrés. De leurs premiers témoignages, il avait d’ailleurs tiré un premier film, Le Fossé. Dans ce film superbe et très dur, qui reste aujourd’hui son unique fiction, il s’attachait à reconstituer les terrifiantes conditions de détention, dont il est à nouveau question ici : climats extrêmes qui poussent les détenus à creuser leur propre tombe pour dormir dedans, absence de nourriture qui les conduit à boire leur urine, à manger du papier, leur propre vomi, et parfois même les cadavres de leurs camarades.

Ces témoignages, Wang Bing nous les transmets tels quels, dans une forme particulièrement brute. Le film fait au total 8h26, il se compose presque uniquement de monologues face caméra, durant chacun parfois jusqu’à 45 minutes. Pas d’effet de mise en scène, pas d’intervention ou presque du réalisateur, et même pas de lumière artificielle. Le sens propre rejoint le figuré quand certaines séquences, où le flot des souvenirs glaçants ne paraît jamais pouvoir se tarir, se terminent dans la pénombre du crépuscule. Cette parole enfin libérée est sacrée, respectée au point qu’on ne l’interrompra même pas pour aller appuyer sur l’interrupteur, ou pour nourrir le chat qui réclame son diner.

 Ces hommes et ces femmes attendent aujourd’hui la mort comme une délivrance, mais gardent le front haut. Les corps de ces survivants sont brisés, vieux et malades, mais les souvenirs restent cuisants. De même, l’analyse politique reste précise. Les Âmes mortes du titre sont-elles celles des nombreuses victimes, ou bien les leurs, eux qui sont devenus comme des fantômes, protagonistes d’une histoire dont personne ne souhaite se rappeler?

Le résultat est aussi austère que colossal. Paradoxalement aride et poignant. Les quelques séquences d’extérieur ont été tournées sur les lieux-mêmes, là où se trouvaient les camps et où il ne reste plus rien. Un désert sans passé, où la Chine contemporaine commence déjà à pointer le bout de son nez, prête à tout avaler sur son passage. Ce qu’il reste, ce sont des os. Des squelettes que quelques rares personnes tentent aujourd’hui d’identifier. Une trace concrète de cette histoire souterraine que le gouvernement a mis trop longtemps à assumer. C’est aussi à ces morts-là que le film de Wang Bing redonne la voix.

| Suivez Le Polyester sur Twitter, Facebook et Instagram ! |

par Gregory Coutaut

Partagez cet article