Festival de Sarajevo | Critique : Europa

Beate travaille pour Europa, une mystérieuse société de sécurité privée qui a l’intention de s’approprier les terres et les ressources des habitants d’une vallée reculée du sud de l’Albanie afin de mettre en œuvre son programme.

Europa
Autriche, 2023
De Sudabeh Mortezai

Durée : 1h37

Sortie : –

Note :

LA DÉRIVE DU CONTINENT

Après deux documentaires, la cinéaste autrichienne Sudabeh Mortezai (lire notre entretien) a signé sa première fiction, Le Petit homme, en 2014. Ce film sélectionné à la Berlinale racontait le quotidien d’un jeune garçon, réfugié tchétchène vivant à Vienne. Sa seconde fiction, le brillant et malheureusement inédit en France Joy, traitait du sort des travailleuses du sexe nigérianes prises au piège du trafic sexuel. Dans ses films, Mortezai parvient à déjouer les pièges du drame social ; c’est en examinant ses sujets avec complexité qu’elle évite la paresse et le didactisme que l’on peut régulièrement rencontrer dans ce type de films. Les situations ne sont jamais plates et rassurantes chez la réalisatrice – on en observe tout le relief et l’inconfort.

C’est à nouveau le cas avec son nouveau film Europa, présenté en première mondiale cette semaine dans la compétition du Festival de Sarajevo. On débute sans indices par une scène violente qui voit un homme se jeter sur le pare-brise d’une voiture ; en un cut nous assistons ensuite à un discours policé, prononcé sur une estrade. Cette violence dissimulée est l’un des motifs du long métrage, qui ne dévoile pas immédiatement ses cartes. Nous suivons une femme travaillant pour une mystérieuse société et qui s’intéresse à une vallée reculée d’Albanie – on devine assez vite que ses motivations n’ont rien de philanthrope.

Beate (rôle assez impossible et brillamment interprété par Lilith Stangenberg, qu’on a pu voir dans Sauvage ou J’étais à la maison, mais…) a un chignon parfaitement coiffé, est froide comme une intelligence artificielle, débite ses propos comme un robot. Cela pourrait être une caricature mais on croit très vite à cette réalité plus forte que la fiction, à cette manipulation cynique qui prend vaguement le temps d’enfiler des gants – « donne-moi du gel hydroalcoolique », s’empresse t-elle de demander en sortant de sa voiture, à la rencontre de paysans.

Dans Europa comme dans ses précédents longs métrages, Sudabeh Mortezai trouve un équilibre étonnant entre une approche observatrice, parfois quasi documentaire, et la mise en branle d’un authentique suspens. Les personnages gagnent progressivement l’épaisseur qui leur manquait initialement et le film n’a pas peur de montrer la cruauté de la situation, sans pour autant que cela se fasse au détriment de la dignité des protagonistes. Il y a là une force et une finesse dans cette manière de dépeindre « des moutons à sacrifier » avec une bienveillance enrobée, une brutalité feutrée. C’est de cette violence à la fois lisse et terrible dont il est question dans Europa, du cynisme néolibéral droit dans ses bottes et déguisé en bienséance. Cela donne toute sa profondeur et son aspérité au film qui laisse une large place au non-dit mais dont le titre est suffisamment éloquent.

| Suivez Le Polyester sur Twitter, Facebook et Instagram ! |

par Nicolas Bardot

Partagez cet article