Critique : Essential Truths of the Lake

Quand on lui demande ce qui pousse un homme à rechercher la vérité, le lieutenant Papauran répond, abattu, qu’il veut peut-être seulement continuer à se faire souffrir. Face aux meurtres sanglants et aux mensonges éhontés du président Duterte, il poursuit son combat pour résoudre une affaire vieille de quinze ans, dans un paysage de cendres et un lac impénétrable. Une croix qu’il traîne difficilement.

Essential Truths of the Lake
Philippines, 2023
De Lav Diaz

Durée : 3h35

Sortie : –

Note :

LOIN, TRÈS LOIN DU MONDE

L’un des premières scènes d’Essential Truths of the Lake montre la devanture d’un bar mis à sac et abandonné. Son enseigne à moitié arrachée nous apprend que l’endroit se nommait « High and Mighty » (soit « chez les puissants »). La ruine qui attend ceux qui croient diriger le monde, voilà le présage formulé par Lav Diaz, et voilà le souhait ultime pour les protagonistes de ce film, condamnés à errer à la recherche de la justice dans un monde sans couleurs ni réponses faciles. Le puissant en chef est ici nommé sans détour : le mandat présidentiel de Rodrigo Duterte a beau avoir pris fin en 2022, il est ici dit qu’« il nous faudra des années et des années pour nous remettre de tout ce qu’il nous a fait ». Quand on sait que c’est le fils-même du dictateur Marcos qui vient de succéder à Duterte, on comprend le sentiment d’écrasante damnation qui plane sur le long métrage.

Essential Truths of the Lake semble reprendre les choses là où elles étaient restées dans Quand les vagues se retirent, le précédent film du cinéaste philippin. On y retrouve le même protagoniste, le lieutenant Hermès Papauran, à nouveau poussé vers la folie par la corruption qui l’entoure et par son incapacité à résoudre une enquête pourtant vieille de quinze ans. Comme un personnage de mythologie antique, il porte sur ses épaules le poids d’une culpabilité presque métaphysique, et comme le héros d’un conte merveilleux, il se retrouve attiré par des fantômes auprès d’un lac mystérieux. Un lac si grand qu’on peut à peine en faire le tour, où Hermès va se perdre à force de chercher à remonter le fil de son enquête.

Si les films de Lav Diaz empruntent régulièrement certains aspects aux films de genre, du fantastique au film noir, Essential Truths of the Lake ne ressemble bien sûr pas à un film policier traditionnel. L’univers esthétique sans pareil du maître philippin fait d’emblée naître une atmosphère de mauvais rêve, à coups de lumières crues, de cadrages riches et épurés à la fois, de perspectives soudain vertigineuses. De jour, les ciels sont blancs et pesants et de nuit, ils sont d’une noirceur tétanisante. Dans les deux cas, inutile d’espérer la moindre lueur de justice divine. Mais une perte de repère plus puissante encore attend le protagoniste et le spectateur.

Avec ses marqueurs temporels délibérément flous et son film dans le film, Essential Truths of the Lake possède une forme narrative étonnante. Diaz évoque des sujets plus concrets qu’à l’accoutumée (combat pour les droits des femmes et pour la préservation de la nature), mais à travers une structure qui ne possède pas toujours sa limpidité habituelle. Du moins jusqu’à mi-film, où se produit alors un basculement à nouveau immense et fascinant. A la faveur d’une irruption volcanique réelle mais aussi métaphorique, le long métrage se transforme en une immersion muette et hypnotisante dans une nature anonyme peuplée de présences fantomatiques. Délicieux paradoxe : si l’on se sent aussi perdu et loin du monde réel que le protagoniste, on est aussi de retour en plein dans un monde cinématographique qui n’appartient qu’à Lav Diaz, un univers imprévisible où le temps ressenti et l’Histoire ne se déroulent plus de la même manière. Combien de cinéastes peuvent se vanter de posséder leur propre planète ?

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par Gregory Coutaut

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