Critique : Earwig

Dans une demeure isolée, à l’abri des grondements d’une Europe hantée par la guerre, Albert s’occupe de Mia, une fillette aux dents de glace, assignée à résidence. Régulièrement, le téléphone sonne et le Maître s’enquiert du bien-être de Mia. Jusqu’au jour où il ordonne à Albert de préparer la fillette au départ…

Earwig
France, 2021
De Lucile Hadzihalilovic

Durée : 1h54

Sortie : 18/01/2023

Note :

LOIN, TRÈS LOIN DU MONDE

Lucile Hadzihalilovic (lire notre entretien) est une cinéaste rare (trois longs métrages seulement en 18 ans) et c’est également l’une des plus inclassables qui soit, donc l’une des plus passionnantes. Dans un monde ou 90% des films se ressemblent, combien de réalisateurs ou réalisatrices peuvent se vanter d’utiliser la grammaire cinématographique pour créer comme elle des fictions en forme de rêveries ensorcelantes qui ne ressemblent à rien d’autre qu’elles-mêmes ? Près d’un an et demi après son prix à San Sebastian, Earwig sort enfin sur nos écrans et bien malin qui saura trancher à quel genre appartient ce stupéfiant film de chambre sous cloche qui nous invite à regarder par la serrure vers l’inconnu.

Earwig n’est pas de ces œuvres dans lesquelles l’entrée est à la fois immédiate et aisée. Avec sa langueur de métronome, le générique semble d’ailleurs nous préparer à l’état d’hypnose nécessaire. Dans un pays et une époque laissés volontairement flous mais qui évoquent l’Europe centrale de l’entre-deux-guerres, une fillette et son tuteur (presque un reflet des protagonistes de La Bouche de Jean-Pierre) vivent coupés du monde dans un appartement plongé dans une pénombre entêtante. Leur quotidien est fait de rituels silencieux (il faut attendre 25 minutes pour la première ligne de dialogues), et dans ce cocon claustrophobe, les seules preuves de l’existence d’un monde extérieur sont les rares coups de téléphone qu’ils reçoivent concernant une mystérieuse mission.

Outre qu’ils ont globalement tort, les spectateurs qui pensent qu’un scénario est raté lorsqu’il ose ne pas répondre clairement aux questions qui, quoi et comment prennent ici le risque de grincer très fort des dents. Les autres plongeront avec une sidération enchantée dans cette narration au rythme dilué à la Sokurov, car les réponses que celle-ci apporte valent bien plus que des mots superflus. On pourrait croire qu’Hadzihalilovic privilégie la direction artistique et la mise en image au récit, mais l’erreur consisterait justement à opposer les deux. La réalisatrice recherche comme elle le dit elle-même « des sensations qui excitent l’imagination » et comme dans ses précédents longs métrages, c’est l’atmosphère visuelle hallucinée qui fait naitre l’émotion et fait remonter le refoulé à la surface.

C’est le paradoxe d’Earwig : comment un film qui garde les explications pour lui peut parvenir, à force d’ambition artistique, à un résultat paradoxalement si généreux ? Mis en lumière et en musique avec une méticulosité rare, une simple armoire pleine de verres ou un voyage en train prennent ici des airs de voyages sans retour vers une autre dimension. On ressort de la séance avec l’impression d’avoir fait un cauchemar étrange et sublime. Un vrai trip et une expérience de spectateur rare.

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par Gregory Coutaut

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