C’est d’ores et déjà l’une des plus réjouissantes découvertes de la Berlinale 2021. La photographe et portraitiste russe Uldus Bakhtiozina signe avec Tzarevna Scaling (son premier film) un conte merveilleux qui en met plein les yeux. A l’image du monde fantastique où se retrouve projetée son héroïne, ce film est un voyage ludique à travers le folklore slave, mis en image avec une opulence rare.
Quel a été le point de départ de Tzarevna Scaling ?
Je dirais que tout a commencé en 2013, au moment où j’ai commencé à étudier sérieusement le folklore slave, la mythologie et les archétypes propres aux légendes locales. Ces recherches se sont par la suite reflétées dans mon travail artistique, dans mes différents projets et œuvres exposées. L’idée a ensuite germé de me baser sur ces mêmes recherches pour faire un film qui retranscrirait mon point de vue. C’était aussi un moyen de grandir et me diversifier en tant que plasticienne. J’ai commencé à écrire un scénario en 2018, en ayant d’abord en tête un format court. Ça me paraissait bien de commencer par un court métrage, mais il faut croire que j’avais beaucoup de choses à dire.
Dans quelle mesure votre expérience de photographe vous a-t-elle préparée (ou non) à faire ce premier film ?
Je photographie en argentique, et sur ce terrain-là aussi j’étais déjà entièrement autodidacte. Cela m’a appris, à force d’entrainement, à donner beaucoup de place au processus de préparation, à anticiper chaque détail avant le shooting en lui-même. En général, je ne photographie chaque personne que deux ou trois fois tout au plus. C’était un peu la même chose pour ce film : énormément de travail en amont, et un tournage concentré au maximum. Je n’ai pas peur de briser les règles ou de sortir du cadre. Je n’ai pas peur de défier les standards de fabrication classique d’un film : c’est tout simplement que je ne connais pas ces derniers. Je fais confiance à mon instinct, et à mon œil d’artiste perfectionniste.
Tzarevna Scaling mélange des éléments appartenant à différentes époques de l’Histoire russe, ainsi qu’à des contes et des récits mythologiques propres au pays. Votre intention était-elle de construire un pont entre ces divers ingrédients qui composent l’identité culturelle russe ?
Absolument. Mon intention était de relier des parties qu’on a tendance à considérer comme complètement déconnectées les unes des autres. Cela faisant, j’élabore un portrait de la culture russe contemporaine : j’invite une jeune génération de créateurs à utiliser les codes propres à notre coin du monde, et pas des imitations venues d’autres pays. Il faut rester ouvert à l’évolution du monde, l’envisager avec hauteur d’esprit, tout en conservant ses propres caractéristiques.
Quand on évoque « le cinéma français », « le cinéma anglais » ou « le cinéma américain », on a tout de suite une image claire de ce qu’évoque ces appellations. Je souhaite créer une image aussi forte pour « le cinéma russe ». Si le film est un pont, c’est dans la direction de cette cohésion-là. Les éléments les plus notoires de la culture et de l’Histoire russe sont ici convoqués, mais ils ne sont pas régurgités tels quels par le récit, ils sont invités à travers le langage visuel des iconographies et des métaphores, à savoir les bases d’une narration verticale.
D’après vous, en quoi les mythes peuvent nous êtres utiles encore aujourd’hui ?
Dans le monde d’aujourd’hui, de plus en plus de voix s’élèvent pour évoquer l’avenir, ce qu’on pourrait appeler la religion de demain : une conscience collective et intuitive à la fois, une unité sociale portée par une réelle vision, où l’unité pourrait être maintenue mais aussi nourrie. L’une des questions que cela pose est celle des traditions, c’est à dire de la religion et de la morale telle qu’elles sont transmises de génération en génération. Dans le monde actuel, tel qu’il est en train d’être façonné, y a-t-il encore de la place pour elles ? S’agit-il toujours de strates enrichissantes qu’il faudrait encore valoriser et où il faudrait puiser notre enseignement ?
Chaque nouvelle génération a de plus en plus de mal à accepter la religion. Cette dernière n’est plus perçue que comme un conte de fées. Un conte populaire avec une morale à la fin a autant, ou aussi peu, de poids que la tradition religieuse. Si j’ai souhaité lancer un pont, c’est entre d’un côté l’Histoire et le patrimoine culturel, et de l’autre des valeurs et des paradigmes contemporains. Nous sommes tous pris dans nos propres quêtes d’auto-identification. Nous cherchons tous à mieux nous comprendre et à évoluer. Est-ce que les archétypes classiques peuvent nous y aider ? C’est ce que je me demande, et j’y réponds par l’affirmative, à condition de pouvoir moderniser ces archétypes. Il faut que les nouvelles générations puissent déchiffrer ces codes pour mieux se les approprier, et pour pouvoir répondre à leurs questions. C’est presque un jeu finalement : il faudrait cacher certains éléments de notre culture collective pour mieux se connecter aux autres, de façon bien plus tangible.
Quel.le.s sont vos cinéastes de prédilection et/ou qui vous inspirent ?
Alekseï Balabanov et Taika Waititi.
Quelle est la dernière fois où vous avez eu l’impression de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent ?
A vrai dire, je dirais que ce que je cherche, c’est plutôt de découvrir des formes de pensées rares, des idées rares, des écrits rares. Il m’est difficile de répondre à cette question car je suis rarement à la recherche de quelque chose à voir. Ce n’est pas sur cela que je me focalise, en particulier depuis que j’ai l’envie passionnée de réaliser mes propre films. Je vois moins de choses, et j’essaie ainsi de préserver mon style et ma propre voix de toute influence extérieure.
Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 26 février 2021. Un grand merci à Antonina. Crédit portrait : © Bret Hartman.
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