Entretien avec Patricio Guzmán

Avec La Cordillère des songes, le grand Patricio Guzmán clot en beauté sa trilogie entamée avec Nostalgie de la lumière et Le Bouton de nacre. Sélectionné au dernier Festival de Cannes, ce documentaire poétique et politique sort ce mercredi 30 octobre en France, tandis que l’actualité au Chili est particulièrement tumultueuse. Nous avons rencontré le cinéaste.

La Cordillère des songes vient clore une trilogie que vous avez entamée il y a près de dix ans avec Nostalgie de la lumière puis Le Bouton de nacre. Aviez-vous cette structure « désert/mer/montagne » en tête dès le départ ?

Non, c’est seulement à la moitié du tournage de Nostalgie de la lumière, alors que j’étais en plein désert, qu’est né en moi le désir de faire un film sur les 5000 kilomètres de côtes et sur les terres du sud du Chili, qui sont à cheval entre la terre et la mer. La Cordillère a toujours été quelque part au fond de mon esprit, tout simplement parce qu’on ne peut pas y échapper. Quand on vit à Santiago, elle fait en permanence partie du paysage. C’est un mur. Il m’a fallu arriver à la fin de la trilogie pour me dire que le moment était venu d’en parler.

En quoi est-ce que la Cordillère des Andes peut aider à comprendre le Chili d’aujourd’hui ?

Oh, d’énormément de manières différentes. Déjà, parce que c’est un mur. Or la principale caractéristique du Chili, c’est d’être isolé. Nous sommes le pays de l’Amérique du sud le plus loin de l’Europe. D’un coté nous sommes face au plus grand océan du monde, et de l’autre il y a ce mur gigantesque. Entre les deux, nous habitons une bande d’une quarantaine de kilomètres seulement. C’est très peu. La Cordillère c’est une frontière, une porte peut-être. En tout cas c’est une frontière, même si aujourd’hui il y a des avions qui permettent de la franchir en une vingtaine de minutes. On passe toute notre vie au pied de cette chaine de montagne. Elle occupe sans arrêt un lieu de notre tête.

Vous rappelez que la Cordillère est en grande partie une terra incognita, y compris pour les Chiliens eux-mêmes. Concrètement, à quel point est-elle accessible ?

C’est très facile d’y accéder. Il y a quatre ou cinq chemins qui partent de Santiago et qui vont vers la montagne. En revanche, dans la semaine, il n’y a strictement personne sur ces chemins. C’est un lieu où on se rend le weekend, pour prendre le goûter du dimanche avec les enfants. Et surtout, ce n’est pas la Cordillère, c’est le tout début de la Cordillère mais c’est tout. Après, si on monte plus haut, on ne trouve que quelques rares alpinistes. Sur la population entière de Santiago, il ne doit pas y avoir plus de mille personnes qui se soient réellement rendues dans la Cordillère. C’est un lieu omniprésent, mais qu’on n’explore pas. Je ne sais pas pourquoi.

Dès lors, comment avez-vous rencontré et sélectionné les différentes personnes qui interviennent dans le film, et qui ont toutes un rapport très personnel avec ce lieu ?

En leur posant justement ces questions : « Qu’est ce que tu penses de la Cordillère ? », « Est-ce que tu la connais ? ». Seules quelques personnes avaient quelque chose de personnel à répondre à cette question.

Qu’est-ce qui vous a le plus surpris, dans ce que ces personnes vous ont révélé ?

La première personne que l’on voit dans le film, le sculpteur, parle d’une façon poétique. Tous les mots qu’il emploie sont poétiques, comme si chaque syllabe était en cristal, alors que la Cordillère est tout de même un endroit très dur, très violent. D’autre part, j’aime beaucoup l’analyse que fait l’écrivain. J’aime la philosophisme, les idées, l’inspiration que la Cordillère lui donne pour parler du Chili. J’aime aussi beaucoup les idées de Paolo, parce qu’il fait l’inverse de ce que font tous les Chiliens : il ne regarde jamais la Cordillère, il parle du Chili autrement. Chez lui, l’homme et l’artiste ne font qu’un. Il tourne parce qu’il ne peut tout simplement faire autrement, il tourne « porque si ». C’est comme quelqu’un qui nage, qui ne peut et ne doit jamais s’arrêter de nager. Ça, ça m’impressionne beaucoup.

« Faire des films parce qu’il est impossible de faire autrement », est-ce que c’est une formule qu’on pourrait également employer à votre égard ?

Peut-être, mais j’ai fait peu de films. Au final, je n’en ai réalisé que quinze ou seize. Le problème avec les documentaires, ce n’est pas de les commencer, c’est de les terminer. A chaque fois il me faut un an de conception, un an de tournage, un an de montage, c’est long. Je travaille tout le temps, c’est vrai, mais en faisant les choses peu à peu. Je suis lent, et j’aime être lent.

Beaucoup plus encore que dans vos précédents films, vous incluez votre propre expérience. Vous parlez davantage à la première personne.

Oui. Ce film-là, j’ai senti qu’il fallait que j’entre dedans. Donc j’ai ouvert la porte, et ce dès la première scène du film, où face à une roche, je dis que la Cordillère est écrite dans une langue que je ne comprends pas. Dans Le Bouton de nacre, j’étais face à la mer. La Cordillère, je n’avais pas d’autre choix que d’être dedans, et non plus en face. Dans mon enfance, ma grand-mère me parlait déjà de cette région mais le tournage a été la toute première fois que j’explorais la Cordillère. J’en ai honte. Il a fallu attendre que j’aie l’âge que j’ai pour prendre sa mesure. Derrière le premier mur de montagnes, il y en a un autre, puis un autre… il y en a une quinzaine au total. C’est inimaginable.

On assiste en ce moment au Chili à une colère sociale telle que le pays n’en a pas connue depuis près de 30 ans, et beaucoup d’observateurs estiment qu’il s’agit d’un héritage de la politique répressive des décennies précédentes. Est-ce une analyse que vous partagez ?

Oui, c’est même l’unique façon de l’analyser. Dans tous les films que j’ai faits à la suite de La Bataille du Chili (en 1976, ndlr), jusqu’à ce tout dernier film, j’ai pu observer une répression, un manque d’opinion, une limitation de la liberté de parole, une classe intellectuelle très bien lotie et des pauvres de plus en plus pauvres. Il y a une différence sociale énorme au Chili : des quartiers fabuleux et des quartiers terribles. C’est exactement la même chose qu’à l’époque d’Allende et Pinochet. C’était justement cette disparité qu’Allende a tenté de guérir. Pinochet en revanche, ce fut la répétition de la misère. Aujourd’hui, au Chili comme partout dans le monde, la misère se transforme. On construit certes des gratte-ciels mais dans des quartiers horribles, sans moyens de communication ni contrôles de qualité.

Le Chili a toujours été au bord du tremblement de terre, mais les Chiliens sont silencieux, organisés, travailleurs, ils marchent au pas et ne se réveillent pas. Toute ma vie je me suis demandé quand le Chili allait enfin se réveiller. Cette explosion soudaine, c’est quelque chose de tout à fait prévu. Pour moi en tout cas. Et c’est très positif. On verra ce qui se passe à l’issue de la période de négociations entre les civils et le pouvoir politique. J’ignore ce qui va se passer mais c’est déjà très positif. L’explosion, c’était l’unique moyen de réagir à cette injustice politique terrible.

Lorsque je vous avais interviewé pour Le Bouton de nacre, vous m’aviez parlé de l’échec dans la transmission de l’héritage historique. Est-ce qu’aujourd’hui encore, une partie des Chiliens les plus privilégiés sont nostalgiques de l’époque totalitaire ?

Même si elle est difficile à quantifier, il y a toute une partie du pays qui est restée très conservatrice. Je ne sais pas s’il reste encore des gens qui aiment Pinochet. Peut-être. En tout cas il y en a pour qui les droits humains sont des questions complètement secondaires. Je ne sais pas d’où vient cette particularité du Chili. Ici en France, même s’il y a une droite radicale, ce n’est pas la même chose. Même en Argentine, c’est beaucoup plus cosmopolite. Le Chili c’est un pays très retardé. Est-ce à cause de notre isolation géographique ?

Vous employez le mot retardé, c’est l’inverse du discours officiel qui clame depuis des années que le Chili est à la pointe de la modernité en Amérique du sud.

Ce discours est complètement faux. Le Chili est un pays très discipliné de façon général. Les avenues sont bien droites et propres, et les gens qu’on y croise sont bien habillés, mais à quel prix ? La réalité c’est que les Chiliens souffrent.

Envisageriez-vous de trouver dans ces événements récents la matière pour un futur film ?

Non. Pour faire un documentaire il faut du recul. Paolo, le réalisateur que l’on voit dans le film, il sort de chez lui et tourne directement la réalité dans la rue, il rentre mettre tout ça sur ordinateur et il ressort filmer la suite. C’est presque mécanique, cette urgence. Ce n’est pas ma manière de faire un documentaire. Il faut avoir une vision qui dépasse les événements ponctuels, il faut faire une analyse, il faut beaucoup de choses pour arriver à un scénario qui raconte l’histoire d’un phénomène. Ce n’est qu’à partir de là que je veux tourner. Il faudrait trouver des personnages qui racontent cette explosion de l’intérieur.

Est-ce que La Cordillère des songes a été vu au Chili ?

Pas encore. C’est compliqué le documentaire en Amérique Latine, il y a peu de circulation.

Vous avez pourtant fondé un festival de documentaires au Chili…

Oui en 1997, et j’en ai été le directeur pendant dix ou douze ans. C’était magnifique parce que c’était la première fois qu’arrivait au Chili une quantité si massive de documentaires. Il y avait eu toute une accumulation de films documentaires mondiaux qui n’avaient pas pu circuler sous Pinochet, et à laquelle on a soudain pu avoir accès. C’était passionnant. Maintenant cet effet-là est un peu retombé. Le public cinéphile qui va voir des documentaires au Chili est assez restreint.

Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 22 octobre 2019. Un grand merci à Laurence Granec.

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