Festival Mannheim-Heidelberg | Entretien avec Nuria Giménez

Avec My Mexican Bretzel (qui figure cette semaine dans la sélection du Festival Mannheim-Heidelberg), l’Espagnole Nuria Gimenez nous plonge dans le journal intime de Vivian Barret. Vivian est une femme qui, dans les années 50, parcourt le monde avec son mari. Ses mots s’inscrivent sur des images d’archive, des films amateurs tournés à Venise, à New York ou à Hawaï. Gimenez propose une passionnante réflexion sur la mise en scène du réel et le résultat est aussi unique qu’émouvant. Elle est notre invitée…


Quel a été le point de départ de My Mexican Bretzel ?

Nous avons trouvé une cinquantaine de bobines de films dans le sous-sol de mon grand-père après sa mort en 2010. La plupart d’entre eux étaient en 16mm, il y avait aussi quelques 8mm. Je ne savais pas qu’il avait filmé tout ça. C’était en Suisse. Je n’y vis pas, donc avec ma mère (sa fille unique), nous les avons ramenées à Barcelone en voiture. Là, j’ai commencé à numériser ces films pour voir ce qu’ils contenaient et voir dans quel état ils se trouvaient. Avant même de savoir ce qu’il y avait à l’intérieur, je voulais déjà faire quelque chose avec ces films. Une fois que je les ai vus, j’ai su que j’allais en faire quelque chose. Ce que je ne savais pas, c’était quoi.

Le point de départ principal était les images. J’ai regardé ces bobines de films tant de fois ! Tout d’abord, je me suis concentrée sur le premier plan. Puis, j’ai commencé à voir des choses en arrière-plan que je n’avais pas vues avant. Et en regardant les images encore et encore, j’ai accordé plus d’attention aux expressions, aux petits gestes, à d’autres choses subtiles, au langage corporel… C’est de là que vient l’inspiration.

A partir du moment où je me suis mise à regarder les images, j’ai commencé à écrire beaucoup d’idées indépendamment. Pendant cinq ou six ans, j’ai écrit tout ce qui m’est venu à l’esprit. Il y avait ces deux processus parallèles jusqu’à ce qu’à un moment donné où j’ai commencé à chercher des moyens de les réunir, ce qui a été pour moi l’une des parties les plus intéressantes dans la préparation du film. C’était comme jouer à un jeu et je me sentais complètement libre d’expérimenter et d’explorer de nombreuses options différentes. J’y ai pris beaucoup de plaisir.

Pouvez-vous nous en dire davantage sur la façon dont vous abordé l’utilisation du son et des silences dans votre film ?

Il n’y avait bien sûr aucun son sur les bobines de film originales. J’ai pris deux décisions très claires dès le début : je voulais laisser une partie du film silencieuse et je ne voulais pas utiliser de voix off. J’ai fait ce premier choix d’une part parce que je voulais revenir à l’origine du cinéma, profiter de regarder des images en mouvement en silence. Il y a une beauté mystérieuse en elles. Et d’autre part, parce que je pense que nous sommes constamment surchargés de sons et de musique, non seulement dans le cinéma, mais partout. Il semble que nous perdions la capacité d’être en silence. Et pour moi, le silence, en étant seul ou avec d’autres personnes, permet à des choses de faire surface.

En ce qui concerne le fait de ne pas avoir de voix off, j’étais consciente que cela pouvait être perçu comme un choix anti-cinématographique (du moins du point de vue du 21e siècle). À un moment donné, j’ai essayé une voix-off – en fait j’ai dû l’essayer pour l’exclure, et j’ai réalisé que je n’en voulais vraiment pas. Principalement pour deux raisons : d’une, parce qu’avec une voix, je donne trop d’informations sur Vivian. Je ne parle pas seulement du ton, de la vitesse d’élocution ou du son, mais aussi de la façon dont elle se sent : si elle est en colère, triste, fatiguée, euphorique, etc. Je préfère que le spectateur le décide. Et deuxièmement, je voulais être fidèle à l’idée d’un journal intime. Le journal est écrit et est destiné à être lu. Si vous prenez le journal d’une personne que vous ne connaissez pas du tout, vous n’avez pas le contexte. Vous n’avez que ces mots écrits, ce qui est la chose la plus proche d’un monologue interne. Vous accédez à cette intimité, mais en même temps vous n’avez pas la moindre idée de tout le reste. Vous n’avez pas vraiment d’autres éléments de contexte. C’est ce qui m’intéressait.

A propos de l’utilisation du son, j’ai eu beaucoup de chance d’avoir le meilleur concepteur sonore, Jonathan Darch, il a fait un excellent travail ! C’était un travail long et difficile parce qu’il n’était pas facile de décider quand mettre le son, quand le stopper et pourquoi ce son-là et pas un autre. Il était clair pour nous qu’il ne s’agissait pas juste de mettre le son ambiant. Ce n’était pas l’idée. Nous voulions l’utiliser pour exprimer les émotions des personnages. Comme il n’y avait pas de voix off, la seule ressource était le son, donc il devait avoir une certaine puissance. Trouver les sons, leur chemin dans chaque scène (comment ils commencent, comment ils se poursuivent, comment on retrouve le silence à nouveau) et le rythme n’était pas facile, mais c’était aussi un processus très fascinant et créatif.

Dans quelle mesure diriez-vous que la fiction est le meilleur outil pour raconter la vérité ?

Je pense qu’il n’y a tout simplement pas d’autre façon de dire la vérité que par la fiction. L’une des définitions de « fiction » donnée par Merriam Webster est « quelque chose inventé par l’imagination ou qui est feint » alors que « la vérité » est « en accord avec les faits ou la réalité ». Je pense qu’elles fusionnent toutes les deux assez souvent.

Dès le premier instant, j’ai su que je ne voulais pas raconter la biographie de mes grands-parents. Tout d’abord, même si je suis consciente que cela peut sembler contradictoire, je me sentais à l’aise en utilisant leurs images, mais pas leur vie personnelle. Deuxièmement, si je n’avais pas cette pression d’essayer d’être « en accord avec les faits ou la réalité », le processus du film deviendrait beaucoup plus amusant, je pourrais jouer beaucoup plus et il y aurait une liberté totale, que j’ai beaucoup appréciée. Troisièmement, il n’y avait aucun moyen que je puisse raconter l’histoire « vraie » de mes grands-parents, c’est impossible. Même si j’avais essayé de faire une biographie, ce serait une fiction, puisque la plupart des détails viendraient de ma propre imagination ou celle de ma mère. Donc, comme je l’ai dit l’autre jour lors de l’échange de VdR Industry au sujet du matériel d’archives, si nous devons mentir, mentons correctement.

En outre, le tournage, comme l’écriture d’un journal intime, est une recréation ou une reconstruction de votre propre vie, votre identité et vos souvenirs : il y a une sélection (ce qui signifie que vous rejetez des choses qui font partie de cette réalité) et une manipulation, alors jusqu’où pouvez-vous dire que ces images ou ces mots sont vrais ? Enfin, il y a pour moi une déclaration qui, je pense, répond très clairement à la question. Après avoir regardé le film, ma mère m’a dit : « Tu as fait un portrait plus réel de mes parents que si tu avais raconté leur véritable histoire ».

Quels sont vos cinéastes favoris et/ou ceux qui vous inspirent ?

C’est très difficile pour moi de choisir, il y en a tellement de différents ! J’ai plus tendance à regarder quelques films de nombreux réalisateurs que de nombreux films de quelques réalisateurs. Pour n’en nommer que quelques-uns parmi les centaines que j’admire et m’ont procuré tant de plaisir : Chantal Akerman, Ingmar Bergman, Wang Bing, Luis Buñuel, Claire Denis, Maya Deren, Carl Theodor Dreyer, Andrés Duque, Sergei Dvortsevoy, Federico Fellini, Patricio Guzmán, Michael Haneke, Mia Hansen-Love, Werner Herzog, Agnieszka Holland, Aki Kaurismäki, Naomi Kawase, Akira Kurosawa, Isaki Lacuesta, Yorgos Lanthimos, Oliver Laxe, Chris Marker, F. W. Murnau, Jafar Panahi, Glauber Rocha, Alice Rohrwacher, Ulrich Seidl, Claire Simon, Andrei Tarkvoski, Agnès Varda, etc.

Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de découvrir un nouveau talent, quelque chose d’inédit à l’écran ?

Space Dogs de Elsa Kremser et Levin Peter (même s’il m’a été impossible de voir ou ne serait-ce qu’entendre certains moments du film) et Ne croyez surtout pas que je hurle de Frank Beauvais. Ils sont tous les deux restés avec moi longtemps après que les avoir regardés, non seulement dans mon esprit, mais aussi dans mon corps. Ma réaction dans les deux cas a été très physique et cela ne m’arrive pas si souvent avec les films.

Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 2 mai 2020. Un grand merci à Gloria Zerbinati. Crédit portrait.

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