A voir en ligne | Critique : Ne croyez surtout pas que je hurle

Janvier 2016. L’histoire amoureuse qui m’avait amené dans le village d’Alsace où je vis est terminée depuis six mois. A 45 ans, je me retrouve désormais seul, sans voiture, sans emploi ni réelle perspective d’avenir, en plein cœur d’une nature luxuriante dont la proximité ne suffit pas à apaiser le désarroi profond dans lequel je suis plongé. La France, encore sous le choc des attentats de novembre, est en état d’urgence. Je me sens impuissant, j’étouffe d’une rage contenue. Perdu, je visionne quatre à cinq films par jour. Je décide de restituer ce marasme, non pas en prenant la caméra mais en utilisant des plans issus du flot de films que je regarde.

Ne croyez surtout pas que je hurle
France, 2019
De Frank Beauvais

Durée : 1h16

Sortie : 25/09/2019

Note :

CINÉPHILE D’ARIANE

Premier long métrage réalisé par Frank Beauvais, Ne croyez surtout pas que je hurle fait partie des très bons documentaires français à avoir été dévoilés au Forum de la Berlinale en début d’année, aux côtés de Nos défaites (dont nous vous reparlerons bientôt) et Delphine et Carole insoumuses. Les trois exercices ont beau être différents, ils ont pour thème commun l’image d’archive publique et la résonance de cette dernière dans l’espace intime. L’écho d’images venues d’ailleurs, l’écho en soi de la voix des autres – voilà qui est au cœur du film de Beauvais.

A l’origine du film, il y a une rupture amoureuse soudaine, qui a laissé Beauvais isolé malgré lui dans un village très reculé de l’est, sans voiture ni amis, avec pour seuls compagnons les films qu’il téléchargeait et regardait en boucle. De la vie quotidienne de Frank, nous ne verrons aucune image. Chaque plan de Ne croyez pas… provient en effet de l’un des 400 films qu’il a visionnés en 6 mois. Le résultat est un mash-up géant, un kaléidoscope maousse qui pourrait être ludique si les images n’épousaient pas la mélancolie tenace du cinéaste : ciels gris, intérieurs claustrophobes, symboles de pouvoir oppressants.

Ce que ces images charrient avec elle, c’est aussi et surtout un aliénant sentiment d’anonymat. Certaines d’entre elles ont beau provenir de film connus, il est très difficile de reconnaitre leur origine exacte. Les plans sont tous brefs, anonymes, centrés sur des détails aux apparences quelconque (meubles, fleurs, bâtiments), et pourraient tout aussi bien sortir du home movie que Beauvais aurait réalisé dans son village d’exilé. Aucun visage et aucun dialogue ne vient apporter une éclaircie à cette vertigineuse expérience d’isolement.

Les films d’origine sont découpés, les corps sont également découpés (on ne voit jamais qu’un bout à la fois : une main, une épaule), et les récits le sont tout autant – hachés, si ce n’est jusqu’à l’abstraction, au moins jusqu’à un dénuement brutal. Si ces images viennent d’un peu partout, le film a pourtant bien un narrateur. A l’étourdissement de ces plans muets, le cinéaste vient rajouter en voix off l’inverse d’une illustration : un récit parallèle, un journal intime à la première personne. Cette voix ressemble à un courant de conscience aux méandres traduisant le chaos de cette vie recluse, mais elle a aussi pour fonction de récapituler, de retrouver la chronologie des faits, de nous éloigner des films pour s’ancrer à nouveau dans le réel. Comme un fil d’Ariane pour sortir de la brume.


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par Gregory Coutaut

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