Festival de Rotterdam | Entretien avec Naween Noppakun

Le Thaïlandais Naween Noppakun vient d’être couronné au Festival de Rotterdam avec son hallucinant court métrage Crazy Lotus. Des personnes y sont plongées dans un monde alternatif, déroutant et vertigineux. Entre rêverie SF et film expérimental, Crazy Lotus est un voyage inouï qui donne l’impression de porter les mêmes lunettes psychédéliques que les protagonistes. Ce songe aux roses et violets scintillants, investissant la réalité la plus étrange, est d’une absurdité radicale qui nous fait demander : « mais qu’est-ce qu’on est en train de voir ? ». Voilà bien une question excitante à se poser devant un film. Naween Noppakun nous présente cet indescriptible court métrage.


Quel a été le point de départ de Crazy Lotus ?

J’avais besoin de faire un film sur le fait d’être à l’ère de la connexion à distance. Dans le monde virtuel, je peux avoir un ami ou bien connaître la vie de quelqu’un, sans même que cette personne n’ait conscience de qui je suis. Comment est-ce possible ? Cette question me hante toujours. Je sais aussi que dans le monde microscopique, la probabilité que deux atomes se rencontrent est très rare. Je vois une similitude entre notre vie de tous les jours et les atomes. Ensuite, j’ai commencé à créer la dimension fictive appelée Blank Clock, où les habitants se rencontrent rarement en personne. Si l’occasion se présente, dans le film, celle-ci se nomme Good Seconds.

Je suis également attiré par les marées de vives-eaux provoquées par la puissante force de gravité entre la terre, le soleil et la lune. Ce processus m’intéresse car il est l’aboutissement évident de l’instabilité, et c’est ce que je retiens aussi du concept bouddhiste. Je peux voir une certaine relation entre les forces scientifiques (mécaniques, quantiques et la gravité) et l’essence du bouddhisme.

Dans le film, Crazy Lotus est un phénomène d’entropie de la vue et de l’ouïe, autour de la rive de Blank Clock pendant les marées de vives-eaux. Personne ne connaît le mécanisme qui se cache derrière, et ce phénomène empêche les Good Seconds d’avoir lieu. Cependant, il y a une énergie dans l’inconnu, l’impensable et l’inimaginable. Et quelqu’un, dans Crazy Lotus, tente d’inventer quelque chose afin de obtenir ces Good Seconds.



Vous avez réussi à créer tout un univers visuel pour votre film. Comment avez-vous travaillé sur le décor et les espaces urbains pour qu’ils donnent l’air que tout se passe dans une autre dimension ?

Je pense que cela vient grandement de l’effet lumineux débordant qui les fait ressembler à un sorte de non-lieu. Nous ne voyons pas cela dans la réalité quotidienne. Mon intention est de créer un univers complètement fictif sans aucun point référent à notre réalité. Je souhaitais que l’aspect visuel soit plastique, matérialiste, tout en étant une critique du capitalisme, à l’image du travail de Jeff Koons. Je n’ai pas l’intention de faire croire au public à cette histoire parce qu’elle aurait l’air réelle. Je voulais que Crazy Lotus ait l’air réel et irréel en même temps. Le concept d' »entre-deux éternel » est également appliqué ici.



Pouvez-vous nous parler de votre utilisiation frappante des couleurs dans Crazy Lotus ?

La couleur rose vient du ciel crépusculaire de Bangkok tel qu’on peut parfois l’observer. Ce rose crépusculaire est assez rare et ne se produit que lorsqu’une série de coïncidences se rencontrent. Ce sont mes Good Seconds à moi. Le crépuscule est la transition de la lumière à l’obscurité et vice versa. Cela crée de la confusion et du bonheur en même temps. C’est le seul moment où je sens l’implosion du présent.

Dans le film, Blank Clock est une dimension non-temporelle. C’est quelque chose qui se situe dans un entre-deux, pour l’éternité, avec des possibilités infinies, donc la couleur rose crépusculaire est la réponse parfaite à utiliser pour l’ensemble du film. Les couleurs pixélisées viennent d’une technique visuelle dont j’ai emprunté le concept à la musique spectrale. Métaphoriquement, ces couleurs constituent une série harmonique de notes de musique pour moi.



Qui sont vos cinéastes de prédilection et/ou qui vous inspirent ?

Les œuvres de Jean-Luc Godard, Robert Bresson et Marguerite Duras constituent mon triangle de prédilection. Leurs langages cinématographiques et leurs réflexions sur ce que le cinéma peut être m’inspirent de telle sorte que je ferai de mon mieux pour continuer leurs tâches inachevées. Les premières œuvres de David Cronenberg (comme Videodrome) et George Lucas (comme THX1138) jouent également un grand rôle dans mon intérêt pour la réalisation de films de science-fiction !



Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent à l’écran ?

Je viens d’avoir ce sentiment au Festival de Rotterdam ! Certaines œuvres de la compétition courts métrages m’ont époustouflé. J’ai aussi vu des longs métrages du programme Limelight qui sont comme une nouvelle expérience cinématographique pour moi. Je pense que c’est ce qu’il y a de mieux quand on a participé à un festival de cinéma comme celui de Rotterdam. Je suis toujours à la recherche de nouvelles possibilités de langage sur le monde virtuel. J’aime regarder de plus en plus de vidéos TikTok. Ces vidéos ont un langage qui leur est propre et c’est aussi une forme de nouveauté.



Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 6 février 2024.

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