Festival de Busan | Entretien avec Lê Bảo

C’est l’une des grandes révélations de l’année : Taste du Vietnamien Lê Bảo raconte l’histoire d’un Nigérian, venu au Vietnam avec l’espoir d’être footballeur. Blessé, il se retrouve à vivre avec 4 femmes vietnamiennes dans un lieu étrange. Taste est un film-monde hypnotisant, peuplé d’inoubliables visions. Primé à la Berlinale, ce film aussi poétique que politique est sélectionné cette semaine à Busan. Lê Bảo est notre invité de ce Lundi Découverte.


Quel a été le point de départ de Taste ?

Les plans de Taste proviennent de mes souvenirs – des images de quand j’étais un petit garçon regardant par-dessus l’épaule de ma mère sur un vélo tous les matins, ou à travers la petite fenêtre de ma maison au bord de la rivière, ou encore quand je regardais les visages fatigués des gens dans le bus à la fin d’une longue journée. Ces visages m’ont laissé une impression très forte et j’ai voulu explorer les vies qu’il y a derrière, alors j’ai commencé à passer du temps dans les cafés sur le trottoir du District 1, où résident de nombreux migrants. C’est à partir de ces rencontres et de ces souvenirs que j’ai commencé à créer un autre monde dans Taste.

À Saïgon, où je suis né, il y a beaucoup d’Africains – en particulier du Nigeria – dont la venue au Vietnam a été négociée afin qu’ils soient des vedettes de football, mais la réalité est très différente et certains ont en fait dû trouver d’autres emplois pour survivre. Au départ, j’avais prévu de faire un film ancré dans le réalisme social pour explorer leurs réalités. Mais très vite, j’ai réalisé que ce n’était pas la bonne approche. J’ai pris le temps de puiser en moi-même et d’interroger mes liens avec l’histoire. Et il est devenu clair qu’une réalité rêveuse et poétique, avec son rythme et son énergie sous-jacente, était plus proche de ce que je voulais et de ma propre expression.

L’un des éléments frappants de Taste, c’est que le film peut être esthétiquement magnifique, onirique, surréel, mais c’est en même temps un film particulièrement politique. Dans quelle mesure diriez-vous que la poésie est un bon outil pour parler de sujets politiques ?

Établir un monde et une nouvelle société dans lesquelles les participant.e.s saisissent toutes et tous les règles, s’acceptent les uns les autres et partagent une forte intimité, c’était mon objectif. Bien que la véritable essence de chacun demeure, cela révèle leur originalité sous un angle différent. J’aspire pour ma part à être aimé, et je nourris une grande curiosité pour les interactions humaines – quelles connexions et déconnexions les gens peuvent avoir entre eux. Dans mon film, les acteurs sont tous des personnes honnêtes avec des blessures au cœur, et j’ai pleuré et aimé ces blessures. En recherchant ce genre d’interactions, j’ai pu trouver une place entre un caractère primitif et épistémologique.

Taste est incroyable visuellement. Comment avez-vous envisagé la mise en scène de votre film et en particulier votre utilisation de la lumière et de cet étrange décor ?

Je suis né et j’ai grandi à Ho Chi Minh, où il y a d’énormes contrastes entre le tempo rapide et lent, entre ombres et lumières Quand j’étais enfant, je vivais dans une petite maison dans un bidonville au bord de l’eau, je me souviens du sentiment d’être seul à la maison, et de tout regarder à travers une petite fenêtre carrée, de regarder les maisons en face, les petits bateaux sur la rivière, et l’odeur accompagnant le soleil en même temps que l’odeur de la rivière. Le rythme du mouvement humain dans un paysage immobile.

J’ai l’habitude d’interagir avec le monde et les gens comme si l’espace entre les deux était invisible. L’odeur, la couleur et le rythme propres à l’espace ou à l’être humain stimulent mon imagination. J’étais attaché à l’idée de gens qui s’aiment mais qui ne peuvent pas vivre ensemble. Ou ils perdent leur connexion même quand ils sont ensemble. Quoi qu’il en soit, c’est une forme de séparation. Les images du film sont construites à partir de ce sentiment. Toutes ces idées existaient inconsciemment en moi et se sont transformées au cœur de mon langage cinématographique, qui est avant tout constitué par le rythme et la respiration.

Qui sont vos cinéastes de prédilection et/ou qui vous inspirent ?

Je ne me sens pas influencé par des cinéastes. J’ai ressenti naturellement le besoin d’aller vers le cinéma, pas du tout à cause d’un film ou d’un réalisateur. J’ai des fantasmes et des rêves, et je veux les raconter à travers le langage cinématographique.

Pour parler de quelque chose qui m’a touché, je citerais Dat Phuong Nam (Song of the South) une série télévisée d’il y a 24 ans réalisée par Nguyen Vinh Son (le père de Nguyen Vinh Phuc). Elle se déroule dans les années 30 pendant la période de la résistance au Vietnam, et suit An, 12 ans, à la recherche de son père, qui a quitté sa famille pour rejoindre la résistance dans la région du delta du Mékong. C’est un riche examen de la vie et de la culture sud-vietnamiennes. C’est vraiment touchant et cela a eu un impact fort sur ma conception du cinéma.

Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 16 mars 2021. Un grand merci à Rachel Allen et Myranda D’Apolito.

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