Entretien avec Jonás Trueba

Eva en août est une déambulation mélancolique dans laquelle son héroïne passe l’été dans la chaleur de Madrid. C’est une merveille au charme fou qui fait voyager Hong Sangsoo jusqu’en Espagne. Eva en août sort ce mercredi 5 août en salles. C’est notre film de la semaine et son réalisateur Jonas Trueba est notre invité.


Quel a été le point de départ de Eva en août ?

Travailler à nouveau avec Itsaso Arana. Nous avons fait un film ensemble, La Reconquista (La Reconquête), et j’ai alors réalisé que non seulement elle était une actrice merveilleuse, mais qu’elle était également intéressée par le processus cinématographique dans un sens plus large. Elle a été metteuse en scène avec sa compagnie de théâtre La Tristura et ne peut donc pas être considérée uniquement comme une actrice. Grâce à sa confiance, j’ai enfin osé faire un film plus féminin. C’était un grand défi de trouver la bonne distance entre mon regard derrière la caméra et elle, sa féminité. Je pense que c’est un peu un film hybride. Et tout cela a été mélangé à mon désir de filmer Madrid au mois d’août, qui est mon mois préféré de l’année. Les choses s’arrêtent un peu et le temps se vit différemment. Je trouve très cinématographique ce contraste entre les sons et les lumières, la solitude des villes quand elles se vident, leurs habitants étant partis en vacances, et les fêtes populaires, le fait que ceux qui sont restés se rencontrent… Le film nous invite à rester dans notre propre ville et à la découvrir autrement. Un message qui est maintenant presque une injonction du gouvernement et des autorités sanitaires (du moins en Espagne !).

Madrid joue un rôle essentiel dans votre film. Comment avez-vous envisagé de filmer la ville ?

J’ai aimé l’idée de filmer ma propre ville à travers un personnage qui la regarde comme si elle la regardait pour la première fois, comme une touriste. Madrid n’est pas une ville touristique comme Barcelone ou Séville… Madrid est plus laide, plus chaotique et pour la dépeindre de façon cinématographique, les plans « cartes postales » sont inutiles, il faut essayer de capturer l’essence de la ville, qui passe par l’expérience pure, un certain lâcher-prise. Madrid possède encore une partie de son héritage culturel et identitaire, des réminiscences de son passé. Et quand les fêtes d’été arrivent, vous pouvez toujours ressentir son essence, son histoire. On a filmé les quartiers du centre-ville, les quartiers où se déroulent les festivités dans la première quinzaine d’août et il ne restait plus qu’à mettre la caméra devant le personnage. L’arrière-plan est toujours documentaire, il n’y a pas de figurants. Nous avons en fait essayé de faire une fiction au sein d’un documentaire, à la recherche du vrai et d’un véritable mélange.

Il y a beaucoup de moments où on a le sentiment que rien ne se passe, et qui pourtant sont émouvants. Comment avez-vous abordé l’écriture d’un récit aussi minimaliste ?

La plupart du temps les films semblent devoir mettre en scène des moments forts, assez spectaculaires, comme s’il s’agissait d’une façon de légitimer l’existence du film sur un grand écran. C’est-à-dire de s’éloigner de ce qui est habituellement notre quotidien. Je pense pourtant que le cinéma, les films, peuvent se construire avec des moments anodins et fragiles. C’est ce que faisaient les frères Lumière ! Et dans le cinéma d’aujourd’hui, cela me semble plus nécessaire que jamais. Il doit y avoir un cinéma qui rappelle les petites actions du quotidien et qui les revendique comme objet cinématographique. Les moments que je préfère dans le film sont précisément ceux où rien ne se passe. Je pense que ce sont les moments qui définissent le mieux le film, qui le rendent plus ambitieux. Par exemple, quand on voit Eva errer sans but, quand elle boit de l’eau, quand elle mange des fruits, quand elle prend le soleil avec sa peau blanche …

L’aspect doux-amer et la mélancolie dans Eva en août passent beaucoup par l’image, la lumière. Comment avez-vous collaboré avec Santiago Racaj sur l’esthétique du film ?

Je travaille depuis mon premier film avec Santiago Racaj et on se comprend presque sans se parler. Nous partageons une même manière d’envisager le cinéma, qui passe par une lumière et des cadres naturels. Nous partageons un point de vue et essayons d’être honnêtes avec nous-mêmes ainsi qu’avec les personnages. Le défi pour moi cette fois était de trouver la bonne distance entre Eva et la caméra. Nous avons travaillé la lumière de manière très simple, en respectant les heures de la journée et en étant patients, en choisissant bien les moments pour chaque cadre, en jouant avec la lumière crue d’août à midi et les lumières du crépuscule et de la nuit … Je ne recherche pas la mélancolie à tout prix car je pense que le cinéma est un déjà peu mélancolique par nature. Il s’agit plutôt de capturer des moments, de créer de futurs souvenirs.

Eva en août m’a évoqué le cinéma de Hong Sangsoo. Est-ce un cinéaste qui vous est cher ? Quels autres films ont pu vous inspirer pour Eva en août ?

Hong Sang-soo est l’un des réalisateurs les plus inspirants et réconfortants du cinéma contemporain. J’aime toujours ses films, j’aime particulièrement les situations qu’il crée et sa manière de jouer avec le temps. Ses films sont généralement une espèce de jeu métafictionnel, structuré par un style narratif assez baroque. Et ce que nous faisons, à mon sens, est beaucoup plus simple, plus dépouillé et moins narratif. C’est pourquoi j’aime les cinéastes plus sensoriels, comme mon ami Andrés Duque ou Jonas Mekas, même si mes films ont encore un côté narratif et fictionnel beaucoup plus classique. Je dois aussi mentionner les premières œuvres d’Edward Yang, qui selon moi est peut-être le cinéaste le plus décisif dans la transition du cinéma classique au cinéma contemporain. Hou Hsiao-hsien et lui étaient en avance sur le cinéma du 21e siècle dès les années quatre-vingt ! Et une œuvre comme Yi Yi est le summum de tout cela.

Des cinéastes français comme Philippe Garrel ou Arnaud Desplechin ont été également importants pour moi, et bien sûr Truffaut et Rohmer, ou Eustache et Pialat… Ce sont des cinéastes qui comptent beaucoup pour moi. Parmi les plus jeunes, j’aime beaucoup les films de Guillaume Brac ou Damien Manivel. Je suis également de près ce que font certains cinéastes espagnols comme Javier Rebollo, Isaki Lacuesta, Fernando Franco, Elias León Siminiani, Meritxell Collel…, des cinéastes latino-américains comme Matías Piñeiro, Mariano Llinás, Milagros Mumenthaler, Federico Veiroj, Andrés Di Tella, Rodrigo Moreno… Mais peut-être que le film que j’ai le plus apprécié l’année dernière a été réalisé par la portugaise Rita Azevedo Gomes, avec Pierre Léon, Danses macabres, squelettes et autres fantaisies. J’ai vraiment adoré ce film.

Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de découvrir un nouveau talent, quelque chose d’inédit à l’écran ?

Certaines de mes meilleures expériences cinématographiques récentes sont venues grâce au projet « Cinéma en Cours » sur lequel je travaille depuis des années. Nous organisons des ateliers dans les écoles et lycées avec des jeunes entre 5 et 18 ans. Et dans ces ateliers j’ai parfois eu l’impression de redécouvrir le cinéma et son essence, dans la beauté de certains plans réalisés par les étudiants, qui ont parfois une vérité et une honnêteté difficiles à trouver dans les films de professionnels… Je vis vraiment des moments forts lorsque ces jeunes cinéastes partagent leur univers avec moi… Mais il y a aussi beaucoup de bons films de fiction et documentaires que l’on peut voir sur le web. L’année dernière, par exemple, nous avons réalisé un film au musée du Prado, et les étudiants ont décidé de se concentrer sur les ouvriers du musée, inspiré par le film de Nicolas Philibert, La ville du Louvre. Il est d’ailleurs disponible en ligne.

Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 5 août 2020. Un grand merci à Monica Donati et Pierre Galluffo.

| Suivez Le Polyester sur Twitter, Facebook et Instagram ! |

Partagez cet article