Entretien avec Ilir Hasanaj

Couronné au Festival de Rotterdam, le court métrage Workers’ Wings réunit les témoignages d’ouvriers se confiant sur leurs graves accidents du travail. C’est, évidemment, un film politique sur l’exploitation, mais le Kosovar Ilir Hasanaj modifie notre regard par son approche sensible qui tranche avec les attentes d’un documentaire réaliste. L’image voilée brouille la temporalité : cette violence de classe est celle de maintenant mais aussi de toujours. Workers’ Wings figure dans notre dossier consacré aux meilleurs courts de Rotterdam. Ilir Hasanaj est notre invité de ce Lundi Découverte.


Quel a été le point de départ de Workers’ Wings ?

C’est arrivé alors que je travaillais sur mon premier long métrage, me dasht’ me dasht’ me dasht’ (To Want, to Need, to Love), à Pristina. La journée était chaude et calme, tellement calme qu’elle laissait supposer que quelque chose n’allait pas. Je me suis éloigné pendant une courte pause, en direction de mon burektore préféré, et j’ai entendu un cri. En m’approchant, j’ai vu un homme, probablement dans la soixantaine, allongé sur la route. Du sang coulait de sa tête. Il criait sans arrêt, à l’agonie.

Le vieil homme était tombé d’un échafaudage improvisé, probablement d’une hauteur d’au moins deux à trois mètres – et il était grièvement blessé. En regardant autour de moi, j’ai remarqué qu’il n’y avait pas de casque, ni aucun autre équipement de sécurité sur le lieu de travail. Entre-temps, une foule s’était rassemblée, une ambulance avait été appelée et nous attendions là, un peu impuissants, l’arrivée des secours. Alors que nous patientions pendant ces longues minutes, l’air était rempli du cri perçant du vieil homme. J’ai décidé que je devais faire un film documentaire sur ces travailleurs victimes d’accidents du travail et qui voient leur vie changée à jamais. Parfois, ils y laissent leur vie.



Comment avez-vous choisi les différentes personnes que l’on voit témoigner dans le film ?

Le processus pour trouver les bonnes personnes a été très difficile, car les propriétaires de ces entreprises sont très puissants. Ainsi, lorsqu’un travailleur qui a eu un accident sur le lieu de travail fait partie d’un documentaire, cela signifie généralement qu’il va subir beaucoup de pression pour ne pas parler de l’accident ou qu’il ne trouvera probablement pas d’autre emploi en raison de l’ancienne entreprise dans laquelle il travaillait. Il est difficile de prévoir l’impact qu’un film aura sur ses protagonistes, mais je fais tout mon possible pour ne pas nuire à ceux qui participent à mes films. En même temps, je veux aussi raconter une histoire puissante et pour raconter cette histoire, j’ai besoin d’un bon casting.

J’ai souhaité sélectionner trois travailleurs ayant été éprouvés par la vie, il devait y avoir quelque chose d’indéfini dans leurs visages, un entre-deux. Je cherchais quelque chose de vrai et d’honnête, quelque chose de perdu, de triste, de douloureux comme la réalité et pourtant avec une lueur d’espoir. Ces choses, je les ai trouvées chez Milazim, Fatmir et Liridon. Je me considère comme très chanceux d’avoir appris à connaître ces 3 hommes incroyables, car ce sont les personnes les plus sages que j’ai jamais rencontrées et ils ont eu la gentillesse de partager ces moments avec moi.



Comment avez-vous trouvé l’équilibre idéal entre rendre justice aux histoires personnelles de ces personnes réelles, et exprimer quelque chose de poétique qui vous est propre ?

Je pense que l’équilibre s’est fait au montage, grâce à Enis Saraçi qui a fait un travail incroyable non seulement sur le montage, mais aussi sur le son. Dès le début, cette approche est apparue comme un affrontement de deux extrêmes : celui de la réalité et celui de la fiction. Notre approche visuelle était assez libre et expressionniste. Les entretiens étaient bien réels. Nous tournions en 16 mm sans possibilité de synchroniser l’audio. Et nous avons enregistré le son de manière à ce qu’il se suffise à lui-même. Et c’est un film à petit budget.

Nous avons donc eu pas mal de défis, mais j’ai vraiment adoré le processus. Je dirais que toute mon équipe était très passionnée par le film ainsi que la façon dont nous voulions le réaliser, et nous nous sommes sentis suffisamment à l’aise pour aller dans des endroits qui sont inconfortables. Je vois ce film comme mon meilleur accomplissement à ce jour et j’espère pouvoir le dire pour tous mes travaux futurs.



Qui sont vos cinéastes de prédilection et/ou qui vous inspirent ?

La liste des cinéastes qui m’inspirent est très longue, mais certains ont eu un impact durable sur moi. Je me suis senti renaître quand j’ai vu les films d’Abbas Kiarostami, j’admire son travail, parce que ses films sont simples, mais pas stupides et c’est dans cette simplicité qu’il trouve la beauté – c’est poétique pour moi. J’aime le langage visuel de Wong Kar Wai, l’espièglerie d’Agnès Varda, le (non-)sens des premiers films de Jean-Luc Godard, la pensée et la voix de Werner Herzog et la rébellion de Chantal Akerman, pour ne citer que quelques noms.



Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent à l’écran ?

Je pense que je devrais citer 3 films qui m’ont en quelque sorte ouvert une porte, et montré ce dont le cinéma est capable. L’un d’entre eux est Samsara de Ron Fricke, je n’aurais jamais pensé qu’il était possible de regarder sans s’endormir un film de près de 2 heures sans aucun dialogue. C’est toujours un mystère pour moi, comment des cinéastes réussissent à créer un film aussi universel dans lequel vous n’avez pas besoin de mots pour communiquer. Le deuxième film s’intitule Black Mother de Khalik Allah. J’ai apprécié sa dualité. Le son et l’image sont à égalité dans ses films, ils racontent très souvent des choses différentes, parfois en se contredisant. Ce film a été très inspirant pour moi.

Le troisième film s’intitule Kabul, City in the Wind d’Aboozar Amini. J’ai adoré ce film, non seulement parce que c’est un grand film, mais surtout parce qu’on voit l’amour que le réalisateur a pour les gens dont il fait le portrait et cela m’a fait aimer ses personnages aussi.



Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 13 février 2024.

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