Primé en début d’année à la Berlinale, Cryptozoo est la nouvelle merveille signée par l’auteur de bandes dessinées Dash Shaw et l’animatrice Jane Samborski, quatre ans après My Entire High School Sinking Into the Sea. Le duo nous parle de leurs méthodes de travail, de leurs sources d’inspiration mythologiques et du pouvoir de l’imaginaire.
Pour débuter : quelle est votre créature mythologique préférée ?
Jane : Dans la vraie vie ? Parce qu’après tout c’est Dash qui a écrit le scénario…
Dash : Tu as eu plein d’occasions de rajouter ce que tu voulais dans le film, et c’est maintenant que j’apprends que tu as une créature préférée ? Bon je commence : j’adore le Baku. C’est lui qui a servi d’inspiration à tout le film : j’étais tombé sur une très belle illustration par Hokusai, ainsi que sur Comic Baku, une anthologie de mangas expérimentaux. Je me suis dit : cette créature mangeuse de rêves, quelle idée parfaite pour un film. Au moment de l’illustrer, Jane en a fait un très beau travail d’interprétation. J’aime beaucoup ses yeux expressifs, ses oreilles frétillantes.
Jane : Ça va probablement ressembler à un blasphème, mais je n’ai pas de créature préférée du tout. J’ai quelques personnages préférés dans le film, mais cela tient plus aux problèmes d’illustration qu’ils ont soulevés et que j’ai pris plaisir à régler. C’est le cas du Tengu par exemple, j’ai adoré m’inspirer de ces illustrations très anciennes, comme Hokusai encore une fois, et trouver un moyen de styliser ses mouvements. Mais je ne dirais pas que je me suis attachée à ces créatures à proprement parler. Mon univers c’est plutôt la magie.
Dash : John Caroll Kirby, le compositeur du film, adorait Pliny, le garçon avec le visage au milieu de sa main. Il n’était pas le seul, en général les gens aiment beaucoup ce personnage.
Cryptozoo vient de remporter un prix à la Berlinale dans la section Generation, qui est dédiée aux films pouvant s’adresser à un public plus jeune. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Dash : Nous faisons pleinement confiance à la Berlinale pour savoir dans quelle section nous programmer, et on est ravi d’avoir été invité. Je ne crois pas qu’il y ait un seul personnage jeune dans Cryptozoo, et il ne s’agit pas du tout d’un récit d’apprentissage, mais notre premier film, My Entire High School Sinking Into the Sea, avait déjà été programmé dans cette section et ce fut une super expérience
Jane : Dash dit toujours que c’est la meilleure projection qu’il ait jamais faite avec ce film, tant le public était enthousiaste.
Dash : C’est vrai. Il faut dire qu’ici aux États-Unis, on a parfois une conception très particulière de ce que l’on peut montrer à des adolescents de quinze ans, alors la drogue, les orgies, la violence… Mais après tout j’ai vu Pulp Fiction a quatorze ans et j’ai adoré, comme quoi.
Jane : Parce que l’on est habitué à ces critères-là, on a du mal à envisager spontanément Cryptozoo comme un film jeune public, alors qu’en réalité si j’avais vu Cryptozoo à quinze ans, j’aurais sans doute adoré ! Les enfants ne sont pas bêtes. A six ou sept ans seulement, mon film préféré était déjà La Folle Escapade (Watership Down), qui est quand même un sacré morceau. Notre rêve secret c’est justement qu’un adolescent voie notre film et se dise : « Je veux faire de l’animation ».
Cryptozoo peut être vu comme une métaphore du métissage de la société américaine, mais peut-on également voir dans ce zoo une métaphore plus récente, je pense aux enfants mis en cage dans les camps pour migrants de Trump ?
Dash : Vous savez, le film était déjà entièrement écrit et storyboardé avant l’élection de Trump, donc je n’avais aucun moyen de savoir de quoi les quatre années suivantes allaient être faites, mais pour revenir à mes intentions d’origines : oui, bien sûr. Dans mon esprit le Cryptozoo a toujours été une métaphore de la manière dont les États-Unis accueillent des habitants du monde entier pour mieux les exploiter. Les personnages du film ont tous un point de vue différent sur une telle entreprise : est-ce utile ? Est-ce une première étape vers autre chose ? Tout ceci était délibéré, mais je voulais qu’on garde aussi à l’esprit que les créatures du zoo sont toutes imaginaires, et pas des vraies personnes.
Avec sa violence psychédélique, le film offre du grand spectacle mais il le fait avec une douceur et une bienveillance remarquables. Au moment de l’écriture et de l’animation, comment avez-vous trouvé et maintenu votre équilibre idéal entre ces deux pôles ?
Jane : Je vais parler de ce qui est animation. Ce projet ne s’est pas développé selon le schéma habituel : nous n’avons pas commencé par créer un catalogue de visuels, nous n’avons pas demandé à des artistes de respecter un style et ses codes. Dash a effectivement engagé des artistes au fur et à mesure, mais c’était pour que ces derniers apportent leur savoir faire et surtout leur propre style, leurs idées. Il y a eu donc eu deux séries d’auditions : celui pour les voix, et celui pour la dimension visuelle. Et puis, si on parle de l’opposition entre réalisme et grand spectacle, il faut aussi préciser que je suis une dessinatrice au style très réaliste et je pense d’ailleurs que cela participe à la dynamique particulière du film. Tu essaies d’aller toujours plus loin dans l’imaginaire, tandis que j’essaie avant tout de perfectionner certains mouvements. Je suis une « maximaliste » du détail, tandis que Dash vise une certaine épure. C’est une opposition qui fonctionne. C’est un conflit qui nous amène à un résultat qu’on ne pourrait pas atteindre en solo.
Dash : Pour de nombreuses scènes, tu t’es basée sur des captations vidéos, tu reproduisais les mouvements des acteurs en répétition, un peu comme des cours de dessin anatomique aux Beaux-arts.
Jane : Oui, c’est notamment le cas de l’introduction, dans la foret. Quelle joie c’était ! Je n’ai quasiment jamais l’occasion de m’inspirer de vidéos. En général je me regarde faire des grimaces dans le miroir et c’est ma seule source d’inspiration.
Dash : Ce qu’il y a d’amusant dans Crytozoo et dans My Entire High School Sinking Into the Sea, c’est qu’on peut facilement en imaginer des versions blockbuster à grand budget. Cryptozoo, c’est un peu Jurassik Park, ou X-Men. My Entire High School…, c’était Titanic. Je souhaite reproduire la générosité et l’excitation de ces grands spectacles qu’on va voir sur grand écran, mais d’un autre coté, ces films ont leur propre style, leurs propres limites budgétaires, et surtout ils sont remplis de choses personnelles qu’on ne verrait jamais dans ces films géants. Quand les ingrédients son bons, on atteint cette fréquence singulière qui fait que nos films sont à la fois des films catastrophes et des films expérimentaux. Une scène de Cryptozoo que j’aime beaucoup, c’est quand Phoebe et Jay s’engueulent dans leur chambre d’hôtel.C’est une scène qui serait sans doute coupée dans X-Men mais qui apporte justement l’équilibre dont vous parlez.
Dans quelle mesure diriez-vous que l’imaginaire et la fantaisie sont des outils utiles pour parler de choses réelles et même graves ?
Jane : J’écoute beaucoup de livres audio (de la science-fiction et du fantastique, exclusivement). La raison pour laquelle je privilégie ce média c’est que ça m’autorise à utiliser mon imagination différemment. La lecture rend tout trop réel, trop proche de ce que je connais déjà et des mes préjugés, ça me fait presque peur. Faire un détour supplémentaire dans l’imaginaire me donne la distance nécessaire pour appréhender le réel.
Dash : Je vois les choses différemment. Tous les moyens de communication et d’expression contemporains, comme cette conversation Zoom par exemple, sont nés de l’imagination de quelqu’un. Ça commence par un schéma dessiné sur un brouillon, et ça devient un outil indispensable. Je dirais donc que l’imaginaire EST l’ingrédient le plus important de la vie réelle. On a longtemps envisagé d’ouvrir le film sur une citation de Picasso qui disait « Tout ce qui peut être imaginé est réel ». Cette idée était à l’origine même du film. Prendre l’imagination au sérieux, tel était notre point de départ. Il y a beaucoup de rappels dans Cryptozoo que tout cela se passe dans notre monde réel, à une époque bien précise. Miser sur le tout-imaginaire aurait mise trop de distance.
Jane : Ce qu’il y a d’incroyable dans notre relation, c’est que Dash vient d’un certain endroit et moi d’un autre, complétement opposé. Mais on parvient toujours à…
Dash (l’interrompt) : D’ailleurs je fais exprès de dire le contraire de tout ce que tu dis (rires)…
Jane : On parvient toujours à concilier nos idées et c’est une belle alchimie.
Quelle est la dernière fois où vous avez eu l’impression de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent ?
Jane : Je vais répondre en trichant un peu. Je sais bien qu’en tant qu’animatrice, on s’attend à ce que je regarde beaucoup de films d’animation, mais la vérité c’est que je travaille tellement que je n’ai le temps que pour des livres audio (rires). J’en ai écouté deux récemment que j’ai trouvés extraordinaires : Circé de Madeline Miller, une relecture ultra féministe du mythe de Circé, qui transformait les hommes en cochons, et Vita nostra de Maryna and Serhiy Dyachenko.
Dash : Ce n’est pas du tout un roman contemporain mais j’ai lu récemment The Hearing Trumpet de Leonora Carrington. J’aimais déjà beaucoup son œuvre en tant que peintre…
Jane (l’interrompt) : Oh je voudrais rajouter quelque chose ! Je ne lis pas que les livres audios, je lis aussi des adaptations de jeux de rôles, il y a toute une vague d’œuvres basées sur le travail de Vincent Baker, et tout ce qui a trait à son Apocalypse World est une mine d’or d’imaginaire.
Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 4 février 2021. Un grand merci à Pierpaolo Festa. Crédit portrait : Jamie McCarthy.
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