Entretien avec Araceli Lemos

C’était l’une des révélations du Festival de Locarno l’an dernier : la réalisatrice grecque Araceli Lemos signe avec Holy Emy un très singulier drame surnaturel. Ce récit mystique a pour héroïnes deux sœurs philippines vivant en Grèce. C’est un film inclassable, entre récit d’apprentissage, fable fantastique et drame social sur l’intégration. Holy Emy est constamment surprenant et révèle une cinéaste à suivre…


Quel a été le point de départ de Holy Emy ?

J’étais très attirée par l’idée que deux sœurs puissent être codépendantes et heureuses de l’être. J’imaginais deux sœurs capables de trouver dans l’autre tout ce dont elles avaient besoin, deux jeunes filles qui ne souhaitaient pas tant avoir une véritable identité sociale que rester dans une bulle proche du ventre maternel. Ce qui m’intéressait, c’est ce qui se passe quand ces jeunes filles-là grandissent et ont d’autres besoins. Mais il y avait également autre chose qui me tenait à cœur. J’aimais l’idée que leurs corps soient destinés à quelque chose qui est hors de leur contrôle, l’idée qu’un corps puisse être un instrument pour soigner et apporter des solutions. Ces questions-là étaient au cœur de l’histoire dès le début, et il m’a fallu beaucoup de temps pour y trouver des réponses, des années d’écriture.

Et puis bien sûr je voulais parler de la communauté philippine. La protagoniste de cette histoire était une fille qui se trouve à la marge, une minorité dans la minorité, et c’est pour cela que la communauté philippine était idéale. C’est un groupe de population qui a une grosse présence à Athènes mais qui demeure fermé sur lui-même car très introverti. Dans la génération précédente, la plupart des Philippins de Grèce étaient marins, ils étaient donc absents une grande partie de l’année. Leurs épouses travaillaient comme femmes de ménage et on ne les voyait en extérieur qu’en fin de semaine. Cela m’intriguait beaucoup. Un jour je me suis rendue dans une de leurs églises, et j’ai découvert un autre visage de la communauté : après la messe, il y avait à la fois du catéchisme et des séances de guérison. Il y avait une place laissée à la médecine alternative, des guérisseurs se situant en dehors de la médecine ou de la religion occidentales traditionnelles. C’est à ce moment-là que les pièces du puzzle se sont assemblées dans mon esprit.



Vous dites avoir voulu raconté une histoire qui soit comme un mythe, qu’est-ce que vous entendez par cette formule ?

C’est une invitation à envisager différemment des choses que nous croyons connaitre. J’aime que l’histoire débute dans de vrais lieux, une vraie ville, et surtout un vrai port qui devient une sorte de symbole. Athènes n’est pas une ville immense, je tenais à ce que les spectateurs puissent reconnaitre les lieux et les redécouvrent par la même occasion, car derrière les murs de cette ville familière, il y a une communauté qui vit une existence parallèle. C’est en allant à la rencontre de cette communauté, en voyant la ville à travers leurs yeux, que j’ai pu découvrir Athènes une seconde fois. J’aime que le film plonge les héroïnes dans quelque chose de très tangible, sans pour autant perdre de vue qu’elles demeurent des archétypes propres aux mythes : la mère forte, la fille maudite, celle qui doit se rebeller contre son destin, celle qui doit suivre un parcours initiatique.



Dans quelle mesure peut-on dire que votre film utilise le fantastique pour parler d’une situation politique ?

Je voulais parler de la seconde génération de philippins grecs parce qu’elle est très différente de la première génération. Ces derniers sont arrivés à une époque où la Grèce avait une industrie portuaire très importante. Beaucoup demandaient des visas pour travailler comme marins et venaient avec leur familles, mais d’autres étaient aussi sans papiers et vivaient dans la clandestinité. Tous gardaient profil bas. La deuxième génération est plus vibrante, et souhaite avoir une place plus visible dans la société. Ils souhaitent être régularisés mais c’est encore loin d’être évident pour tous. C’était donc important pour moi d’aider cette communauté à être vue. Je voulais prouver qu’ils font bel et bien partie de la société grecque.



Comment en êtes-vous venue à tourner avec Angeli Bayani ?

Alors que j’étais en train de terminer le scénario, on a commencé à me conseiller des actrices philippines. J’ai tout de suite répondu que pour ce rôle-là, je voulais quelqu’un dans le style d’Angeli Bayani. Je l’avais vue dans de nombreux films, à chaque fois dans des rôles très différents. C’est une actrice qui est réellement capable de se transformer. Je rêvais de travailler avec elle, alors pourquoi ne pas lui proposer directement le rôle ? Ce fut un peu compliqué d’organiser sa venue mais elle a été parfaite. Je lui expliquais que son personnage devait en quelque sorte avoir deux visages : l’un pour sa communauté et l’autre pour le reste de la société. Elle a endossé idéalement ce rôle de porte-parole de la communauté, elle en a fait quelqu’un de très sensible. C’était une très belle collaboration.



Qui sont vos cinéastes de prédilection et/ou qui vous inspirent ?

J’adore regarder des films, et j’ai différentes phases où je regarde des choses de styles divers, mais je ne sais pas si j’ai des cinéastes préférés à proprement parler. Pendant l’écriture du scénario, je regarde des films spécialement pour me servir d’inspiration. Pour celui-ci j’ai regardé en boucle Lourdes de Jessica Hausner, dont j’adore l’ambivalence. J’ai aussi revu We Need to Talk About Kevin de Lynn Ramsay. J’apprécie particulièrement que le film nous fasse traverser différents sentiments vis-à-vis du personnage de la mère. De façon générale, j’apprécie surtout les cinéastes qui maitrisent la gestion de la tension. Je pense à des classiques comme Hitchcock ou Polanski.



Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent ?

La documentaire américain Dick Johnson is Dead. La réalisatrice Kristen Johnson a imaginé différents scénarios sur le déclin et la mort imminente de son père, atteint d’Alzheimer. A travers cette forme hybride de documentaire et fiction, c’est comme si elle s’entrainait à faire face à ce qui arrivera fatalement un jour ou l’autre. Elle a envisagé son film comme une série d’expériences et je trouve que c’est une très belle manière de faire du cinéma. Moi même, quand je fais un film, je souhaite que chaque étape soit comme une mini aventure. Au début du projet, je ne savais pas encore à quoi allait ressembler exactement la personnalité d’Emy. J’ignorais également si je croyais pour de bon à tout ce qui devait se passer dans le film. Mais j’aime précisément les questions ouvertes. Elles sont ma porte d’entrée dans mes propres films.


Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 11 aout 2021. Un grand merci à Audrey Grimaud et Konstantinos Vassilaros.

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