Critique : Pauvres créatures

Bella est une jeune femme ramenée à la vie par le brillant et peu orthodoxe Dr Godwin Baxter. Sous sa protection, elle a soif d’apprendre. Avide de découvrir le monde dont elle ignore tout, elle s’enfuit avec Duncan Wedderburn, un avocat habile et débauché, et embarque pour une odyssée étourdissante à travers les continents. Imperméable aux préjugés de son époque, Bella est résolue à ne rien céder sur les principes d’égalité et de libération.

Pauvres créatures
Royaume-Uni, 2023
De Yorgos Lanthimos

Durée : 2h21

Sortie : 17/01/2024

Note :

APPELEZ-MOI DIEU

La demeure du Dr Godwin Baxter est délicieuse, mais on se rend compte très vite qu’il y a trop d’assiettes aux murs. La mise en scène déforme les lieux qui, dans un autre long métrage, ne seraient qu’un coquet décor de film en costumes. La caméra, dans des films précédents de Yorgos Lanthimos comme Mise à mort du cerf sacré ou La Favorite, n’est jamais là où on l’attend, et les choix esthétiques chez le cinéaste créent le malaise avant même que l’étrange ne soit à l’écran. L’étrange arrive néanmoins assez vite dans Pauvres créatures, qui raconte l’histoire d’un savant fou et de ses créations lunaires.

Son histoire, ou plutôt celle de Bella Baxter, qui ne semble à première vue que la chose du docteur posée à ses côtés. Difficile de ne pas la voir : c’est une femme adulte mais dont l’expressivité corporelle paraît être celle d’une enfant incontrôlable. Si elle n’est que l’objet d’une expérimentation de Godwin, Bella est le sujet du long métrage de Lanthimos. Baxter est une « femme à dresser », quelque part entre la délicate Eliza Doolittle du musical My Fair Lady et la femme sauvage du film d’horreur The Woman – à chaque fois des films où les hommes ont comme idée que leur mission sur Terre est d’éduquer et élever les femmes. La fable féministe et grotesque de Lanthimos parle avec mordant de cette illusion paternaliste. Bella n’a pas besoin de leurs enseignements, ses pygmalions sont des femmes (ou un dandy queer) et Pauvres créatures dépeint, in fine, ce qui terrifie le plus les masculinistes : des femmes qui leur échappent.

Cette réflexion rejoint le thème de la toxicité entre les êtres chère à Lanthimos – même si ici, comme dans La Favorite, l’auteur du scénario est Tony McNamara. On y reconnaît pourtant d’autres motifs du cinéaste, comme l’aliénante séquestration (de la maison de Canine à l’hôtel de The Lobster), l’utilisation d’une musique dissonante, la danse et le mouvement comme un langage parallèle. Le fisheye déjà exploité dans La Favorite offre dans Pauvres créatures une perspective déformée – mais l’est-elle réellement ? La vue que Bella a du monde est-elle distordue ou, au contraire, particulièrement lucide ? La liberté de cette candide offre au film un caractère imprévisible, débarrassé des codes de conduite – la politesse ici a un pouvoir de destruction.

C’est aussi un irrésistible moteur comique. Yorgos Lanthimos, cinéaste du malaise, est aussi un très bon réalisateur de comédies, avec un humour qui prend place dans les contextes les plus affreux ou grinçants. La langue comme un outil totalement absurde est l’une des obsessions du cinéaste, et c’est à nouveau le cas dans Pauvres créatures. Les mots semblent toujours déplacés dans le long métrage – mais rien n’est vraiment à sa place. Le contraste du traitement formel entre le dehors et le dedans interloque, les décors fantasmagoriques et l’utilisation du numérique au mauvais goût assumé posent le film sur une étrange bascule. Le drame victorien, l’horreur Universal, la fantaisie steampunk sont autant de tonalités qui entrent en collision dans le superbe chaos qui constitue le récit picaresque de Bella.

Lors d’une scène de Pauvres créatures, un corps ouvert dans un amphithéâtre ressemble à un puzzle humain : où doit-on placer le foie ? Mais on ne sait jamais trop où placer le foie des protagonistes chez Lanthimos. Celui-ci filme ici des hommes sûrs de leur savoir, contrairement aux femmes dont les émotions seraient un leurre : « nous sommes des hommes de science, cette émotivité est indigne de nous ». Le récit d’apprentissage de Bella est, lui, excitant et gratifiant, hors de toute certitude et toute convention. Ce refus des conventions, c’est aussi la grande réussite de ce film extrêmement généreux, un film vrai et faux, sérieux et clownesque, toujours surprenant et inventif, hors des règles. Comme on l’entend durant le long métrage : « nous devons découvrir en osant ».

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par Nicolas Bardot

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