Carrosse d’or | Critique : Monrovia, Indiana

Monrovia, petite ville agricole du Midwest américain compte 1400 habitants, dont 76% ont voté pour Trump aux dernières élections présidentielles. Des salles de classe aux réunions municipales, du funérarium aux foires agricoles locales, Frederick Wiseman nous livre une vision complexe et nuancée du quotidien de cette communauté rurale, portrait d’une Amérique souvent oubliée et rarement montrée.

Monrovia, Indiana
Etats-Unis, 2018
De Frederick Wiseman

Durée : 2h23

Sortie : 24/04/2019

Note :

MAIN STREET, USA

Expert en décorticage de communautés (le quartier de Jackson Heights, le parlement américain, l’Opéra de Paris…), Frederick Wiseman (lire notre entretien) s’intéresse cette fois à Monrovia, une minuscule ville de l’Indiana. Il filme cette vie presque rurale dans ce qu’elle peut avoir de plus quotidien : il fait beau, les oiseaux chantent, on discute au bar avec les amis, on va prendre l’air au marché. Un panneau à l’école incite à tenter l’extraordinaire, mais qu’est-ce qui peut bien sortir de l’ordinaire ici ? Aux dernières élections, les habitants de Monrovia ont voté en masse pour Trump. Pourtant, le nom de ce dernier n’est jamais prononcé dans le film. Son visage est lui aussi absent ; aucune casquette rouge à signaler, à peine une pancarte anonyme sur une pelouse. Fidèle à sa passionnante méthode de captation (aucune interview, intervention ou voix off), Wiseman ne pose pas de questions aux habitants de la ville, et il ne prétend pas non plus avoir les réponses d’avance.

Pas de politique, donc ? Elle est au contraire bien présente dans Monrovia Indiana. D’abord de façon très concrète, dans les réunions du conseil municipal. Comme un précipité de démocratie de poche, un groupe d’élus locaux (paritaire !) se réunit bon gré mal gré pour régir la vie en communauté. Ils votent des budgets, règlent les menus tracas et envisagent l’avenir de la ville. Un avenir envisagé sans grande inquiétude – et pourquoi le serait-il quand les problèmes du présent n’ont pas l’air bien plus compliqués que « faire avec quelques mauvaises têtes dans la communauté » ? Ici, on construit le quotidien et puis on verra bien. De toute façon « Dieu veille sur nous » comme l’indique la toute première phrase prononcée dans le film.

Dieu est-il le seul témoin ou le seul interlocuteur de ce trou perdu ? On dirait par moments que Monrovia est un village de film fantastique qui se serait retrouvé coupé du monde. Ses habitants seraient comme les uniques survivants d’une catastrophe, obligés de s’occuper en attendant une communication venue de l’extérieur. Wiseman filme les rituels (les religieux comme les plus triviaux) qui quadrillent la vie des habitants, comme pour tromper l’ennui. C’est aussi entre ces lignes-là que se retrouve la dimension politique de ce fascinant portrait de groupe. Les discussions banales qu’on pourrait avoir avec son coiffeur ont ici lieu chez le marchand d’armes, on apprend aux élèves l’Histoire locale avec une fierté désuète, et quand vers la fin du film on croise une chanteuse de soul lors d’un mariage, on réalise qu’il s’agit de la première personne racisée de tout le film.

« Dieu veille sur nous« . Faut-il également voir dans cette phrase un clin d’œil ironique au regard du cinéaste ? Il y a en effet pas mal d’humour dans le film, encore plus que dans les précédents documentaires de Wiseman. Une malice parfois moqueuse mais toujours bienveillante. En filmant cette fois non pas un lieu unique et exceptionnel (le Crazy Horse, la bibliothèque de New York), Wiseman semble filmer la vie dans ce qu’elle a de plus trivial, mais il la scrute jusqu’à mettre en avant la bizarrerie derrière le quotidien. Ainsi, une scène d’élevage de cochons s’enchaine directement avec une cérémonie maçonnique, où tout le monde joue son rôle en bafouillant et en short, sans trop y accorder plus de sérieux.

Les discussions des conseillers municipaux amateurs deviennent épiques à force d’arguments répétés en boucles et de cheveux coupés en quatre pour décider où placer un banc. L’absurdité devient presque métaphysique lorsqu’on n’arrive pas à décider s’il faudrait ou non construire une nouvelle bretelle d’autoroute pour pouvoir entrer et sortir de la ville ! Ces exercices démocratiques à taille humaine pourraient être utopiques mais ressemblent à des mini-labyrinthes mentaux. Le point d’orgue de Monrovia, Indiana se trouve dans une scène incroyable, qu’on n’aurait pas pu inventer. Dans un réfectoire, Wiseman filme le symbole-même de ces petites villes qui existent par milliers aux États-Unis : la fanfare de l’école. Lorsque celle-ci se met soudain à jouer le générique des Simpsons, on ne sait plus très bien si on se trouve à Monrovia ou à Springfield. Mais joué avec un mélange d’enthousiasme et de maladresse, elle ressemble ici à une musique de film fantastique. Tout un symbole.


>> Monrovia, Indiana est diffusé est à la Quinzaine des Réalisateurs, à l’occasion de la remise du Carrosse d’or à son réalisateur Frederick Wiseman

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par Gregory Coutaut

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