Critique : Menus-plaisirs

Fondé en 1930 à Roanne, la maison Troisgros détient trois étoiles Michelin depuis 55 ans. Guidés par leur père Michel Troisgros, l’actuel chef César est la quatrième génération de la famille à diriger le restaurant étoilé, et le chef Leo dirige l’un des deux autres restaurants, La Colline du Colombier. Du marché roannais à la cave d’affinage du fromage, en passant par le vignoble, l’élevage de bétail biologique et le jardin qui approvisionne le restaurant, Menus-Plaisirs est un voyage sensoriel et familial dans les cuisines d’un des plus grands restaurants du monde.

Menus-plaisirs
France, 2023
De Frederick Wiseman

Durée : 3h58

Sortie : 20/12/2023

Note :

CUISINE INTERNE

Frederick Wiseman (lire notre entretien) a filmé bien des institutions et lieux culturels au cours de sa riche carrière. Son nouveau documentaire est également dédié, d’une certaine manière, à une institution culturelle : le cinéaste a filmé chez Troisgros, restaurant triplement étoilé situé dans le département de la Loire. On arrive littéralement par la gare, puis direction le marché. Au cours de ce documentaire d’une durée habituelle pour le réalisateur (pratiquement 4 heures), aucune étape ne sera négligée. Wiseman filme un lieu, son rayonnement, et ce qui le relie à son environnement.

Il y a régulièrement dans Menus-plaisirs des plans bucoliques sur la nature : des arbres, des fleurs, des lacs, des plaines, des reliefs et des hautes herbes. Tout cela est très beau mais ça n’est pas qu’une coquetterie de carte postale, car le film pose la question du lien avec la nature – Troisgros est d’ailleurs titulaire d’une étoile verte, qui vient distinguer un établissement dans la mise en place de ses démarches durables. Au fil des rencontres, le long métrage expose les bienfaits de la production locale, le respect des cycles naturels, les problématiques écologiques, tandis que les différents intervenants tiennent un discours cohérent en termes de biodiversité – cette « boucle vertueuse » permise par le respect du sol. C’est ainsi que Wiseman tisse sa toile : c’est un lieu, un commerce, et tout un monde autour.

Lors d’une longue séquence muette, on assiste à la préparation de divers plats en cuisine. Ce moment est impressionnant, et le film parvient heureusement à être didactique sans avoir le filtre du pittoresque condescendant. Il y a ici un plaisir communicatif à voir des gens qui savent et aiment faire leur travail, et qui savent et aiment transmettre leur savoir. Certaines discussions peuvent, de prime abord, être aussi abstraites que celles des élus dans City Hall. Mais elles ont aussi une dimension triviale, comme les décisions prises dans le petit patelin filmé par Wiseman dans Monrovia, Indiana. Faut-il de la mayonnaise ou non ? Quelle bonne assiette pour la crème caramel ? Les quenelles doivent être soufflées ou pochées ? Ces questions peuvent sembler légères mais le désir d’excellence, lui, est très sérieux. Sérieux telle une cuisine filmée comme un atelier d’artistes silencieux, tel le soin qu’on apporte au placement d’un verre ou d’une chaise, telle l’attention au régime alimentaire et aux préférences multiples de la clientèle.

La caméra à distance vient régulièrement saisir les produits, la conception des plats, leur cuisson. Les secrets sont parfois, littéralement, à retrouver dans des grands grimoires. C’est le monde du travail dans ce qu’il peut avoir de plus concret : le harcèlement et les interactions entre collègues, le prix des bouteilles qui s’envole alors que le chef Michel Troisgros veut se réapprovisionner et qu’il commente, fataliste : « c’est du prestige, c’est de la rareté ». Mais il y a aussi un aspect mystérieux dans ce laboratoire. Certes, le traitement des fromages est pratiquement filmé comme un cours de chimie ; « il manque une molécule » commente t-on plus tard au sujet d’un plat. Et pourtant, malgré les recettes à suivre, Wiseman ne filme pas une science exacte. Le plat est-il piquant ou pas piquant ? Personne ne se met d’accord lors d’une scène en fin de film. Plus absurde, lorsque Troisgros père déclare : « Je me suis régalé, mais c’est à modifier ».

Le temps se déploie chez Wiseman, toujours attentif à mille et un détails. Le temps se déploie dans les cuisines de chez Troisgros car il y a un souffle qui ne s’arrête jamais vraiment. Cela peut être un repas entier qui est quasiment filmé en temps réel. Et c’est toute une conception de la cuisine que Frederick Wiseman dépeint dans ce passionnant documentaire : « c’est jamais fini, c’est toujours en mouvement ».

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par Nicolas Bardot

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