Sur Inisherin – une île isolée au large de la côte ouest de l’Irlande – deux compères de toujours, Padraic et Colm, se retrouvent dans une impasse lorsque Colm décide du jour au lendemain de mettre fin à leur amitié. Abasourdi, Padraic n’accepte pas la situation et tente par tous les moyens de recoller les morceaux, avec le soutien de sa sœur Siobhan et de Dominic, un jeune insulaire un peu dérangé. Mais les efforts répétés de Padraic ne font que renforcer la détermination de son ancien ami et lorsque Colm finit par poser un ultimatum désespéré, les événements s’enveniment et vont avoir de terribles conséquences.
Les Banshees d’Inisherin
Irlande, 2022
De Martin McDonagh
Durée : 1h54
Sortie : 28/12/2022
Note :
THÉÂTRE DE L’ABSURDE
Si le village d’Inisherin est né de l’imagination du cinéaste Martin McDonagh, ce nom évoque des lieux authentiques tels qu’Inisheer ou Inishmore, où le film a d’ailleurs été tourné. Quant aux banshees, ce sont des créatures appartenant à la mythologie celtique, des messagères du royaume des morts dont l’un des rôles est d’annoncer les décès. Dès son titre, Les Banshees d’Inisherin ne pourrait donc pas être plus clair encore sur le fait qu’il se déroule en Irlande et les premières images du film, aux paysages verdoyants, sont là pour le prouver… ou plutôt pour nous mettre sur une presque fausse piste. En effet, la petite île irlandaise où se déroule le film pourrait tout aussi bien se situer en pleine mer Égée tant le récit emprunte aux dramaturges grecs.
On pourrait dire qu’il emprunte « à la tragédie grecque » mais ce ne serait pas rendre justice à l’incroyable et imprévisible richesse de ton du film. Si la géographie d’Inisherin ne trompe pas, la généreuse cartographie du film dans son ensemble est en revanche une perpétuelle redécouverte. Colm décide du jour au lendemain de mettre fin à son amitié avec Padraic. Ce point final est en réalité un point de départ mettant le feu aux poudres. L’absence totale d’explication ou même de logique stupéfait Padraic mais devient le moteur perpétuelle d’une escalade vers l’absurde. Une décision si arbitraire, c’est en effet absurde. Et l’absurdité peut générer bien des sentiments : le rire, le pathétique, le malaise et la violence.
Martin McDonagh explore tous ces tons, il les combine même à l’intérieur des mêmes scènes, à l’intérieur des mêmes personnages. A ce jeu-là, Colin Farrell justifie d’ailleurs haut la main son prix d’interprétation à Venise en faisant de son personnage à la fois une source de moquerie et de dignité. En se mélangeant ainsi, les registres pourraient se neutraliser ou s’affaiblir, mais ce n’est jamais le cas et McDonagh fait preuve d’un ludisme contagieux en déplaçant sans cesse son curseur entre la comédie et la tragédie.
Avant d’être cinéaste à succès (Bons baisers de Bruges, 3 Billboards…) et avant sa carrière américaine, Martin McDonagh était dramaturge. Cela explique peut-être la fluidité remarquable en question, mais cela génère aussi une efficacité qui se voit presque trop par endroits. Les Banshees possède ce défaut d’écriture trop classique (souvent partagé par les adaptations cinématographiques hollywoodiennes trop appliquées) : chaque élément, chaque réplique, chaque personnage doivent servir à quelque chose. Pour un film centré sur un insondable mystère, Les Banshees bénéficierait sans doute de s’offrir des petites respirations en marge de son récit, si diablement intrigant soit-il. A l’image du personnage fort archétypal du fou qui est en fait le seul à dire la vérité, on a parfois le sentiment paradoxal que tout cette dimension inexplicable est trop expliquée.
Ce coté presque utilitaire trouve néanmoins son rééquilibre dans la dimension épique que prend progressivement le long métrage. Prisonniers de l’île, de leur fierté ou du désir des dieux, poussés dans leurs retranchements les plus fous par ce geste anodin, les personnages deviennent presque des allégories, comme s’ils symbolisaient chacun un péché ou un visage de l’égo masculin (la brutalité, la stupidité, la vanité). Les plages d’Inisherin finissent par ressembler autant à une scène de théâtre qu’à un purgatoire sans échappatoire. C’est alors moins aux classiques méditerranéens qu’au théâtre de l’absurde que l’on pense. Il y aurait d’ailleurs un parallèle inattendu à faire entre le film et Quand les vagues se retirent de Lav Diaz, dont les deux protagonistes ennemis épuisent leur vie entière à s’affronter sur une île loin du monde (les deux films étaient d’ailleurs tous les deux montrés dans la même compétition au Festival de La Roche-Sur-Yon). Riche de virages et de surprises, à la fois étrange et très divertissant, Les Banshees d’Inisherin reste tout le temps accessible (quel rythme, d’ailleurs) sans perdre de sa singularité.
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par Gregory Coutaut