Festival Visions du Réel | Critique : Ever Since I Knew Myself

Petite, Maka Gogaladze était forcée de suivre des cours de piano qui la poussaient jusqu’aux larmes. Confrontée aujourd’hui, sa mère répond par l’argument d’un nécessaire apprentissage de la discipline. Partant de son expérience personnelle, la cinéaste observe avec un humour caustique les mécanismes de la mise au diapason par l’éducation d’une société entière, ici géorgienne.

Ever Since I Knew Myself
Géorgie, 2024
De Maka Gogaladze

Durée : 1h25

Sortie : –

Note :

ENFANCES A SACRIFIER

« Je ne veux pas que mes mains soient dans le cadre, je n’ai pas fait mes ongles », dit la mère de la réalisatrice à cette dernière, alors qu’elle est en train de la filmer. Ce détail est anodin mais illustre avec une certaine ironie la quête, si ce n’est de perfection, au moins de rigueur à l’œuvre dans Ever Since I Knew Myself. Pendant 7 ans, la mère de Maka Gogaladze l’a forcée à suivre des leçons de piano deux fois par semaine. Ses larmes n’y changeront rien et la jeune fille a dû s’exécuter. Aujourd’hui, la réalisatrice confronte sa mère pour savoir ce qui pouvait bien se cacher derrière ce désir entêté. La réponse attendue ne se fait pas attendre et n’est guère surprenante : l’apprentissage forcé du piano, derrière la beauté que peut représenter l’enseignement d’un instrument de musique, est avant tout un apprentissage de la discipline.

Dans une scène située aujourd’hui mais qu’on imagine être une réminiscence de sa jeunesse, Gogaladze filme une fillette lors de son cours de piano. Sa ridicule enseignante façon Whiplash (« prends du plaisir ! » lui ordonne-t-elle en l’engueulant) lui donne des consignes mi-impayables mi-pathétiques telles que « maintenant, joue comme un homme ». Cela pourrait être tragi-comique mais c’est peut-être tout simplement tragique lorsqu’on examine le portrait plus général que la réalisatrice compose dans son documentaire. Gogaladze dépeint une société dans laquelle les adultes n’ont aucune ombre de confiance en leurs enfants, en leur personnalité ou en les goûts de ceux-ci. Tout le monde semble croire dur comme fer que les enfants ne seraient strictement rien sans discipline.

Maka Gogaladze va plus loin en suggérant que derrière l’alibi didactique se cache un inflexible outil pour mettre les individus au garde à vous dès le plus jeune âge. Toute activité dans Ever Since I Knew Myself paraît pensée avant tout pour contrôler les gosses et les tailler pour un système de pensée réactionnaire. Les récitations sont nationalistes et/ou masculinistes, le cours de danse géorgienne ressemble à un cours de pensée d’extrême-droite, le roman national et le prosélytisme religieux sont à avaler matin, midi et soir. Il faut à tout prix contrôler la pensée comme on contrôle les corps, à l’image de ce cours de danse où les profs tordent des gamines en leur intimant de supporter la douleur.

Le film semble d’abord raconter l’incapacité des adultes à gérer leurs émotions, comme la peur, et ainsi leur capacité à élever leurs enfants correctement, en étant attentifs à leurs besoins ou désirs. Mais l’entreprise de Gogaladze n’est pas tant de culpabiliser les adultes (sa mère en tête) que d’observer un système et la reproduction de schémas réactionnaires et patriarcaux, même dans ce qui est censé être un loisir pour bambins. Cela peut prendre une tournure parfaitement absurde, comme avec ce gamin qui apprend la guitare sans avoir de guitare chez lui. Gogaladze part d’une situation intime pour explorer une image plus grande : les nombreux plans de la ville ou de la nature environnante sont recouverts de voix proférant des leçons aliénantes et réacs, comme un lavage de cerveau qui n’est pas que domestique. La fin douce-amère présente la mère, ses regrets émus – puis finalement : « aujourd’hui encore je te forcerais ».

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par Nicolas Bardot

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