Critique : Aucun ours

Dans un village iranien proche de la frontière, un metteur en scène est témoin d’une histoire d’amour tandis qu’il en filme une autre. La tradition et la politique auront-elles raison des deux ?

Aucun ours
Iran, 2022
De Jafar Panahi

Durée : 1h47

Sortie : 23/11/2022

Note :

BRÛLER L’EMPREINTE

Lors d’une scène d’Aucun ours, le réalisateur iranien Jafar Panahi (qui joue ici son propre rôle) doit se rendre en pleine nuit à l’autre bout d’un village qu’il connait mal. Un habitant des lieux lui conseille d’éviter de prendre telle route car des ours rodent et pourraient bien l’attaquer. Quelques minutes plus tard, un autre villageois lui apprend qu’il s’agissait d’une blague pour touristes, qu’il n’y a aucun ours dans la région et qu’il ne risque donc rien. Aucun ours = rien à craindre ? La simplicité du titre du nouveau film de Panahi n’est pourtant qu’un trompe-l’œil : à l’image du film entier, celui-ci déploie une étonnante richesse de niveaux de lecture en partant dans des directions narratives inattendues.

Jafar Panahi (le personnage) loue une maison dans un village isolé près de la frontière turque et, faute d’avoir la liberté de travailler et se déplacer, y dirige à distance l’équipe de tournage de son nouveau film. Or le wifi est capricieux et le metteur en scène n’a pas d’autre alternative que de voir le long métrage se construire progressivement sans son intervention. Alors que ce film-dans-le film semble se trouver dans une impasse, un autre récit vient alors trouver Panahi, juste sous ses fenêtres. Dans un moment d’ennui, ce dernier photographie le quotidien du village. Ce qu’il capte avec son appareil à ce moment-là demeure hors-champ à nos yeux, mais c’est le début des ennuis pour lui. Initialement accueilli avec une politesse excessive par les villageois qui se plient en quatre pour « le monsieur » venu de la grande ville (c’est son unique nom pendant toute une partie du film), Panahi commence dès lors à être perçu comme une sorte d’espion, un citadin louche qui se croirait au-dessus des lois et traditions locales. 

Tantôt voisin sympathique et compréhensif, tantôt étranger hautain et maladroit, Jafar Panahi surprend en endossant un rôle pas toujours glorieux, dont la maladresse transforme un simple malentendu en boule de neige aux proportion kafkaïennes. C’est drôle, c’est aussi très sérieux et c’est surtout très singulier, et la plupart du temps c’est tout cela à la fois. Par quel angle aborder l’improbable récit-mosaïque d’Aucun ours ? S’il fallait le comparer à l’un des précédents films du cinéaste, ce serait sans doute aux jeux de miroirs narratifs et méta de Trois visages, mais dont la dimension ludique laisserait progressivement place à un voile funeste. Car derrière cette comédie-panique chez les ploucs, Panahi parle de choses particulièrement graves.

La situation personnelle du cinéaste, condamné en 2010 à vingt ans d’interdiction de tourner et de voyager (et par ailleurs emprisonné depuis juillet 2022), est évoqué sans vraiment de guillemets, mais le portrait qu’il brosse dépasse sa simple personne et les questions de censure locale. Ce que Panahi raconte avec ces détours intelligents et brillants, c’est l’impossibilité de vivre enfermé hors de la société, l’impossibilité de vivre sans avoir une influence (voulue ou non, consciente ou non) sur la vie de ceux qui nous entourent, autant dire d’avoir une empreinte politique. Conte ludique, Aucun ours est aussi l’aveux amer et grave de l’impossibilité de maitriser la portée de cette empreinte. Un geste artistique ambitieux et puissamment politique à la fois.

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par Gregory Coutaut

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