Festival de Locarno | Critique : Moon

Sarah, ancienne professionnelle des arts martiaux, quitte l’Autriche pour entraîner les trois filles d’une riche famille jordanienne. Ce qui s’annonçait comme un job de rêve s’avère vite déroutant : les jeunes femmes sont coupées du monde extérieur, sous constante surveillance, et le sport semble ne pas les intéresser. Pourquoi Sarah a-t-elle donc été engagée ?

Moon
Autriche, 2024
De Kurdwin Ayub

Durée : 1h32

Sortie : –

Note :

QUITTER LA NUIT

Moon débute en plein cœur d’une rencontre de MMA (c’est d’ailleurs le même point de départ qu’un autre film dévoilé en compétition à Locarno, Drowning Dry), et ce match violent est interrompu par un cut net, après quoi l’héroïne refait rigoureusement ses nattes. Sarah est une prof d’arts martiaux méthodique, même si l’une de ses fragiles élèves pleurniche : « elle m’a assommée ». Sarah semble savoir où elle va quand une richissime famille en Jordanie propose de l’engager comme coach à domicile pour leurs trois filles. L’entourage de la jeune femme est déjà rempli de certitudes sur la vie en Jordanie, avec tous les clichés que l’on imagine. Comme dans son précédent long métrage Sonne (prix de la meilleure première œuvre à la Berlinale 2022), l’Autrichienne Kurdwin Ayub évoque les fantasmes, délires et idées reçues que les femmes voilées peuvent générer chez les Blancs.

Kurdwin Ayub conçoit ses deux premiers films comme des contes de Shéhérazade qui se passeraient aujourd’hui. De fait, Moon se déroule dans un palais merveilleux. Il y a une chambre interdite (et même un étage proscrit), comme dans le château de Barbe-Bleue. L’une des sœurs ne serait-elle pas emmurée ? Le drame social s’aventure par touches dans l’horreur gothique, mais le film ne quitte jamais vraiment le strict réalisme. Le directeur de la photographie est Klemens Hufnagl, collaborateur régulier de Sudabeh Mortezai, une ancienne documentariste dont les fictions se déroulent toutes dans un territoire parfaitement réel. C’est le cas également avec Ayub, chez qui la forme brute et réaliste permet de traiter son sujet sans romantisation ni héroïsme déplacés.

Moon a en effet tous les ingrédients pour être un film de white savior, avec sa blanche héroïne occidentale, femme libre et combattante, venue sauver des demoiselles racisées et en détresse prisonnières de leur château. Mais le monde chez Ayub et le monde tout court sont plus complexes que les contes ou que les visions occidentalo-centrées. La réalisatrice parvient à installer une tension sans effets artificiels – elle n’a jamais le mauvais goût de transformer Moon en film de genre haletant. Les dialogues en arabes sont sous-titrés : le film ne nous met pas uniquement dans la position de l’héroïne blanche. Il s’agit là certes d’un examen de conscience de cette jeune Européenne, mais Ayub déjoue finement les clichés grâce à son héroïne (incarnée avec charisme par la chorégraphe Florentina Holzinger) aussi surpuissante que désarmée face à un système infiniment plus grand qu’elle.

Contre quel mur Sarah s’entraine-t-elle à cogner ? Dans Moon, tous les codes semblent inversés et c’est un langage parallèle qu’on adopte. « On aime garder les choses privées », lui dit-on avec le sourire, tout en posant un voile pudique sur de possibles horreurs. Un visage tuméfié ? C’est la faute au botox. Une femme torturée ? C’est pour soigner sa schizophrénie. Un appel à l’aide téléphonique est déguisé en futile story Instagram. « Ce n’est pas autorisé », se borne à dire le barman d’un hôtel chic – voilà pour la white savior dont toutes les clefs sont fausses ou restent bloquées dans la serrure. La violence n’est jamais nommée, et c’est une première violence. Hormis une scène explicite et choquante, on ne voit rien dans Moon, mais à force de mensonges on finit, comme Sarah, par tout entendre.

Dans l’ancienne vie de Sarah, utiliser ou non un dessous de verre peut constituer le point de départ d’un psychodrame familial. Kurdwin Ayub, née en Irak et dont la famille a fui vers l’Autriche dans les années 90, examine deux mondes et deux cultures. Que ces réalités soient privilégiées ou plongées dans une profonde détresse (ou les deux en même temps, à leur manière), Ayub en souligne l’inconfort et le malaise – a fortiori pour les femmes. Sous la même lune, la vie suit son cours mais les existences semblent cadenassées. L’utilisation de la chanson S&M de Rihanna rappelle celle de Losing my Religion dans Sonne : des paroles simples qui semblent coller de façon trop évidente et facile à la situation des personnages, mais qui à l’inverse soulignent indirectement la complexité et les nuances des situations. Que peuvent faire les trois sœurs ? Que peut faire leur coach ? Comme les récits de Shéhérazade, Moon est en volontairement « inachevé ». Une ouverture rendue puissante par sa soudaineté, son ellipse et son pouvoir d’évocation.

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par Nicolas Bardot

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