D’Audiard à Steve Mc Queen, le saxophoniste et compositeur américain Colin Stetson inspire de nombreux cinéastes. En parallèle de ses albums magistraux qui flirtent avec l’ambient, le post-rock, le dark metal et le free-jazz, de ses innombrables collaborations (citons au hasard Arcade Fire, Bon Iver, Tom Waits, Chemical Brothers, Feist, TV On The Radio, David Byrne, Sinéad O’Connor ou LCD Soundsystem), et de ses prestations scéniques époustouflantes, on avait déjà pu entendre son souffle sombre et unique sur grand écran dans De rouille et d’os, 12 Years a Slave, The Rover (David Michôd), La Peur (Damien Odoul), ou Closet Monster (Stephen Dunn).
L’an dernier, le bonhomme a laissé ostensiblement traîner ses drones partout : sur la bande originale glaçante d’Hérédité, premier film fou d’Ari Aster, mais également sur le malickien Friday’s Child, présenté au festival de La Roche sur Yon. Les petits écrans n’auront pas été en reste, puisqu’il a également trouvé le temps de composer pour la série The First (Hulu) et le jeu vidéo Red Dead Redemption 2, le tout en continuant de tourner pour promouvoir son dernier album solo All This I Do For Glory, et de terrasser son public venu en masse au Café de la Danse à Paris en novembre dernier. Entretien avec ce talentueux stakhanoviste du sax.
Stetson souffle sur la toile
Quelle différence faites-vous entre votre travail sur la musique de film et celui pour vos compositions personnelles sur vos albums solos ?
La principale différence, et elle est essentielle, c’est qu’en composant pour un film, il s’agit d’accompagner l’image et l’histoire, donc à la fois l’objectif et la réalisation sont fondamentalement différents. Un disque solo est une oeuvre en soi, écrite en étant elle-même le seul mode d’expression ; tandis que dans un film, la musique est d’abord là pour renforcer l’image.
Ecoutez une sélection de ses titres entendus au cinéma
Comment collaborez-vous avec les réalisateurs ? Vous donnent-ils une direction, travaillez-vous ensemble ou composez-vous indépendamment ? Composez-vous à partir du script, ou directement sur des scènes tournées voire montées ?
Ca varie en fonction des projets et des réalisateurs. La plupart s’investissent à un niveau assez poussé dans le processus, au moins au stade de la discussion, jusqu’à ce qu’on se mette d’accord sur un concept bien défini de ce qu’ils attendent de la B.O. Mais chacun est différent, et chacun a un vocabulaire différent pour discuter ou décrire de la musique.
Sur vos albums solos, vous enregistrez vos compositions au saxophone en une seule prise et parvenez à créer différentes couches, mélodies, textures et motifs rythmiques particulièrement riches, et ce notamment grâce à votre maîtrise du souffle continu, et à de nombreux micros capteurs sur vos saxophones pour restituer finement le bruit-même des touches. Vous revendiquez clairement sur vos disques le fait de ne pas recourir à un montage de plusieurs prises ou à l’usage de sampler pour vous boucler. Vous accordez vous davantage de liberté en terme de production et d’instrumentation sur vos bandes originales ?
Je ne m’impose en effet pas ces mêmes contraintes, à moins que ce soit une demande spécifique d’un cinéaste, mais ça n’a encore jamais été le cas. Cependant, pour Hérédité, comme pour Outlaws & Angels, les réalisateurs ont souhaité que cette esthétique solo soit fortement présente, mais sans pour autant que ce soit le cas sur l’intégralité de la B.O. Au final, la musique se doit de servir au mieux le film. Les contraintes que je m’impose dans mes compositions personnelles sont donc les bienvenues lorsque elles apportent un plus à la musique du film, sinon autant m’en passer.
Y a-t-il des scènes pour lesquelles il vous est plus difficile de composer ? Soit en raison du contenu de la scène, ou des souhaits du réalisateur pour la scène, ou pour parvenir à obtenir l’effet ou l’émotion voulue ?
Oui, bien sûr. Il y a beaucoup de scènes impliquant une charge émotionnelle assez forte et définie, c’est plus simple de trouver le bon concept pour les mettre en musique. A l’inverse, des scènes extrêmement nuancées, plus insaisissables, et/ou ayant une dynamique constamment changeante sont bien plus complexes à appréhender directement. Elles demandent plus de travail et de finesse pour vraiment capturer tout ce qui doit en être exprimé ou souligné par la musique.
En dehors de vos B.O., est-ce que vous composez et jouez sur vos disques solo avec des images ou des histoires en tête ?
En général, oui, je suis une sorte de structure narrative corollaire ou parallèle lorsque je compose pour mes projets personnels. Ce n’est pas nécessairement ce dont je considère que la musique « parle », mais plus une feuille de route émotionnelle et structurelle pour me guider dans l’élaboration d’une composition et/ou de la structure d’un album.
Aimez-vous que vos bandes originales puissent être écoutées comme des œuvres à part entière, ou est-ce que vous considérez au contraire qu’elles devraient rester intrinsèquement liées aux films pour lesquelles vous les avez créées ? Vous arrive-t-il d’en jouer des extraits sur scène ?
J’adore écouter des B.O. Pas toutes évidemment, mais je trouve que les bonnes musiques de film sont généralement celles qui peuvent être écoutées indépendamment du film. Donc oui, j’aime que le public puisse écouter ainsi mes bandes originales. En revanche je ne les ai jamais jouées sur scène, car ça demanderait pas mal d’organisation et une instrumentation spécifique pour pouvoir les recréer.
Quelles musiques de film vous ont inspiré ou marqué ?
Mes préférées sont celles de Johann Johannsson pour Prisoners, Hans Zimmer pour La Ligne rouge, et Jonny Greenwood pour There Will Be Blood.
Avec quels réalisateurs aimeriez-vous ou auriez-vous aimé travailler ? Votre musique recèle une tension et une noirceur qui semblent la rendre plus propice à des films d’horreur, des thrillers ou des drames, mais y a-t-il d’autres genres cinématographiques pour lesquels vous aimeriez composer ?
Je suis un immense fan de Terrence Malick et j’adorerais travailler un jour avec lui.
Quelle(s) bande(s) originale(s) avez-vous entendu récemment que vous avez trouvées inattendues ou innovantes ?
J’ai adoré la bande originale que Johann (Johansson, ndlr) a composé pour Mandy l’an dernier.
Quel est votre film préféré de 2018 ?
Phantom Thread était superbe.
Quels sont vos projets pour 2019 ? Avez-vous de nouveaux projets pour le cinéma ou la télévision ?
Je travaille sur plusieurs projets personnels pour le moment, quelques collaborations se profilent dont je ne peux pas encore parler, et plusieurs nouveaux projets pour la télévision également.
Photo : Ebru Yildiz (portrait), Julia Drummond (live)
Propos recueillis par Matthieu Baillard le 22 janvier 2019.
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