Festival de Allers-Retours | Entretien avec Wu Lang

L’une des révélations de la dernière Berlinale, Absence du Chinois Wu Lang, est au programme cette semaine du Festival Allers-Retours. Un homme (interprété par Lee Kang-sheng) retrouve les siens après des années passées en prison – mais tout, autour de lui, a changé. Wu Lang nous en dit davantage sur ce beau long métrage, ambitieux et poétique.


Quel a été le point de départ d’Absence ?

Imaginez, si vous le voulez bien, le scénario suivant. Un ferry qui relie une île à la côte, une poignée de locaux coiffés de chapeaux tressés en entassés dans une cabine à moitié ouverte, et le brouhaha de quelques enfants. Le capitaine ne dit pas un mot, il fixe l’horizon de son regard intense. Sur la jetée, il y a à la fois des vieux villageois en scooters électriques et des touristes qui prennent des photos, et surtout beaucoup de bruit. Une soudaine bourrasque vient balayer les chapeaux des touristes. Tous les regards sont tournés vers le pont en chantier un peu plus loin, qui va bientôt relier l’île à la terre ferme, doté de gigantesques piliers qui s’élèvent à plus de 100 mètres de hauteur dans le ciel.

Au moment de passer entre ces immenses piliers, le ferry n’a guère l’air plus grand qu’une simple lentille d’eau flottant à a surface de la mer. J’étais sur ce ferry et j’ai été frappé par ce contraste d’échelles. Une fois descendu du bateau, j’ai été happé par le bruit des moteurs un peu partout, par le tas de sable à même le sol, par la poussière dans l’air. Un villageois m’a dit que le ferry n’aurait bientôt plus de raison d’exister à cause du pont. L’autoroute allait être élargie, et de très grands bâtiments allaient sans doute être construits au nom de la modernisation. Le futur était déjà là, juste sous nos yeux à tous. J’ai décidé de raconter cette histoire du point de vue de quelqu’un qui revient sur cette ile et qui doit fait face à un sentiment de malaise inconscient face à tous ces changements.



L’architecture et les décors jouent un rôle narratif très important dans Absence. Comment avez-vous appréhendé cet aspect-là de votre travail ?

Je suis un marginal. Avant de commencer à faire du cinéma, j’ai fait des études de sculpture. Je n’étais alors qu’à la périphérie de l’industrie cinématographique et cela me permettait en quelque sorte d’observer l’essence-même de la vie depuis les coulisses. Chaque fois que je pars faire des repérages, j’essaie d’oublier toute forme de technique et de logique pour mieux ressentir l’authenticité poétique de chaque lieu. L’échelle des humains dans un décor est quelque chose qui m’importe particulièrement.

A force de rester confortablement dans la même marge, on peut avoir tendance à voir le monde comme un ensemble invariable soumis à des règles et un ordre opératoire immuables. Or, ce que je cherche à dévoiler c’est justement le sentiment d’insécurité ou de danger refoulé qui existe autour de nous à chaque instant. J’ai remarqué que lorsqu’un lieu obéit à une échelle inattendue, cela peut mettre les gens mal à l’aise. De même, au cinéma, un plan ne véhicule pas le même sens selon que la caméra est placée proche ou loin de son sujet. J’espère que ce sentiment de malaise initial incitera les spectateurs à méditer sur une nouvelle manière rationnelle de voir notre environnement quotidien.

Le décor est un acteur à part entière. Le choix des décors et le choix des acteurs revêt exactement la même importance à mes yeux. J’ai passé trois années à faire des repérages pour Absence, parce que les paysages n’arrêtaient pas de changer : une forêt, un navire immobilisé, un simple bâtiment, etc. Quand on observe un lieu avec suffisamment d’attention, on commence à l’entendre. C’est alors comme si un deuxième espace venait se superposer un premier. Le passé et le présent d’un lieu, ses hauts et ses bas, son histoire glorieuse ou purement technique, tout cela peut cohabiter en un même point.



Qu’est ce qui vous a amené à choisir Lee Kang-sheng pour interpréter le rôle principal ?

Lee Kang-sheng est la toute première personne qui m’est venue à l’esprit alors que le film n’en était encore qu’au stade embryonnaire, et je l’ai contacté sur les réseaux sociaux en 2017. Plus tard il est venu sur l’île d’Hainan à l’occasion de vacances en famille et nous nous sommes arrangés pour nous rencontrer à ce moment-là. Je ne le considère pas uniquement comme le protagoniste du film mais aussi comme l’un des premiers mentors qui m’ont aidé à prendre confiance en moi en tant que cinéaste.



Qui sont vos cinéastes favoris ou qui vous ont le plus inspiré pour ce projet ?

Le cinéaste turque Nuri Bilge Ceylan, notamment pour son court métrage Cocoon (1995), le japonais Kaneto Shindo avec L’île nue (1960), le Hongrois Miklós Jancsó avec Rouges et blancs (1967), le Français Bresson avec Mouchette (1967), le Japonais Hiroshi Teshigahara avec La Femme des sables (1964), et bien d’autres encore, notamment en provenance d’Asie. Je voudrais également mentionner le peintre Giorgio Morandi. Au même titre que les cinéastes que je viens de citer, c’est son art de la perspective qui m’a influencé.



Quel est la dernière fois que vous avez eu l’impression de découvrir quelque chose de neuf, d’inédit ou d’excitant ?

Une nuit, la semaine dernière, après avoir éteint les lumières pour dormir, ma compagne et moi nous sommes mis à discuter sur l’organisation de nos déplacements professionnels dans les semaines à venir. Nous n’étions pas d’accord sur la question et afin d’éviter que cela ne vire à la dispute, j’ai décidé de me lever et d’aller faire une pause dans mon studio, qui se trouve à quelques rues à peine. J’étais persuadé que la clé du studio que j’avais avec moi était l’unique exemplaire, et je m’apprêtais à passer une nuit paisible avec la porte fermée à clé.

Dans mon rêve, ma compagne et moi avons commencé à reprendre la discussion là où nous l’avions laissée. J’étais encore a moitié endormi quand je l’ai vue debout dans l’embrasure de la porte. Je lui ai demandé comment elle avait réussi à s’introduire à l’intérieur, mais elle ne répondait pas. C’est à ce moment-là que je me suis réveillé en sursaut, et que j’ai découvert qu’elle était là, endormie juste a coté de moi. A cet instant précis, les frontières du temps et de l’espace se sont brouillées dans mon esprit. Je ne savais pas si elle était venue me rendre visite dans mon rêve ou bien si c’est moi qui était rentré dans le sien.


Entretien réalisé par Nicolas Bardot et Gregory Coutaut le 22 mars 2023. Un grand merci à Jing Xu.

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