Révélé avec Pebbles, Tigre d’or à Rotterdam en 2021, le cinéaste indien Vinothraj PS s’est distingué lors de la dernière Berlinale avec l’excellent The Adamant Girl. Ce film brillant raconte le périple d’une famille : celle-ci cherche à exorciser leur fille refusant le mariage qui lui était planifié. The Adamant Girl est présenté cette semaine en compétition au Transilvania Film Festival.
Comme Pebbles, The Adamant Girl peut être vu comme une sorte de road movie. Est-ce un registre qui vous inspire ?
Davantage que des road movies, j’emploierais le terme de films de voyages. C’est cela qui m’inspire, j’ai grandi en regardant ce type de films et c’est ce que je souhaitais faire à mon tour en tant que cinéaste. J’aime que le processus de création d’un film soit également un voyage pour moi-même. J’ai envie que ce travail m’amène à faire la connaissance de tout un tas de personnes très différentes, et faire des rencontres parfois très inattendues. Cela devient une source d’inspiration et d’enrichissement pour créer mes personnages.
Vos films ont beau se dérouler en plein air, les personnages restent prisonniers de leur situation ou leur entourage. Comment mettez-vous en scène les décors et paysages que vous filmez afin de transmettre cette impression ?
Chez nous, on classe généralement les paysages en cinq grandes familles : Kurinji, Mullai, Marudam, Neithal et Palai (ces appellations d’origine poétiques correspondent respectivement aux montagnes, forêts, champs, côtes et déserts, ndlr). Il est culturellement convenu qu’à chacune de ces régions correspond une nature humaine différente, c’est à dire les habitants de telle zone ne vont pas se comporter exactement comme ceux d’une autre zone. Pebbles se déroulait dans une région Palai, et c’est pour cela que les protagonistes agissaient comme ils le faisaient. The Adamant Girl se déroule dans une région Kurunji, donc les personnages ne se comportent pas de la même manière. Dans les deux films, les personnages souffraient tous de conflits internes mais n’avaient pas les mêmes manières d’exprimer ceux-ci.
Pour vous donner un exemple concret : si l’histoire de The Adamant Girl se passait dans la région de Pebbles, les personnages autour de la protagoniste n’auraient pas du tout réagi de la même manière : ils s’en seraient pris directement à elle, ils l’auraient sûrement tuée ou en tout cas ils auraient pris des décisions extrêmes, et personne n’aurait entrepris de voyage. Dans les régions Kurunji, les gens sont plus propices à aller chercher des solutions ailleurs, même si cela ne les empêche pas de faire fausse route.
Que souhaitiez-vous évoquer avec cette scène d’introduction, où une silhouette étonnante se détache dans la nuit, plaçant le reste du long métrage sous l’angle de la fable mystérieuse ?
Cette scène est en réalité un symbole d’espoir. J’ai tourné le début du film dans mon village, et le habitants de ma région reconnaitront immédiatement le rituel de bon augure que je filme dans cette introduction. Quand une femme revêt ce type de sari rouge pour sortir prier de nuit et qu’elle revient chez elle avant le lever du jour, on considère que sa prière a beaucoup de chance d’être exaucée. C’est une coutume répandue, mais la manière dont je l’ai mise en scène participe effectivement à créer une ambiance particulière. Par ailleurs, je souhaitais que dès cette scène d’ouverture, la caméra suive au plus près les déplacements et l’action des personnages.
Il y a beaucoup de personnages dans The Adamant Girl, et je voulais que chacun ait la place d’y exprimer son point de vue. Il y a beaucoup de scènes où la caméra suit effectivement les personnages de dos lors de leurs déplacement, comme si le spectateur faisait partie du convoi avec eux, mais il y a aussi des scènes en vue subjective qui sont là pour nous immerger encore davantage dans l’action. Le film se termine d’ailleurs sur une scène en vue subjective. C’est tout simplement une manière de m’adresser au public : après l’avoir invité à suivre les personnages, après l’avoir concrètement intégré à ce groupe grâce à la mise en scène, la caméra me permet de leur demander directement « Qu’auriez-vous fait à leur place ? ».
Le récit et le voyage des protagonistes est soudain interrompu par un gros plan inattendu sur une orbite. Je me demandais si cette image avait à vos yeux la même fonction que ces différentes scènes en caméra subjective, à savoir regarder le spectateur directement dans les yeux.
J’ai utilisé cette scène car je souhaitais employer le langage cinématographique pour rappeler aux spectateurs à mi-parcours qu’ils pouvaient interpréter le film comme ils le désiraient, et je savais que cette image-là serait probablement reçue et comprise de plusieurs manières différentes. C’était une manière de renouveler et sceller l’attachement des spectateurs à ce qu’ils étaient en train de regarder. Je souhaitais également que cette scène serve de piqure de rappel sur le fait que ce voyage n’est pas un déplacement de plaisir et qu’il y a une noirceur et une étrangeté derrière toute cette situation. Je souhaitais évoquer l’idée que les personnages peuvent tout aussi bien choisir de se tourner vers des rituels et es traditions qui peuvent déranger.
Utiliser sa langue pour enlever un moucheron coincé dans l’œil de quelqu’un d’autre, comme on le voit dans cette scène, c’est quelque chose qui se fait dans ces régions-là d’Inde. Quand j’était petit, ma grand-mère me le faisait, même si elle utilisait ses doigts le plus souvent. Ce n’est pas quelque chose que j’ai délibérément exagéré, mais j’ai sciemment utilisé un langage cinématographique qui inviterait les spectateurs à repenser ce qu’ils étaient en train de voir. The Adamant Girl est un film de voyage dans le sens où c’est un voyage pour les personnages mais aussi pour les spectateurs : je souhaitais faire en sorte qu’ils ne sachent pas forcément à quoi s’attendre.
En parlant de virages inattendus, j’aime beaucoup la scène de la bagarre car j’ai eu alors l’impression que le film basculait d’un seul coup vers une violence chaotique mais aussi vers quelque chose d’absurde et presque bouffon. Comme si le film laissait la porte entrouverte à un ton soudain moins sérieux. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?
Tout d’abord, les gens de cette région-là sont comme ça, ils n’ont pas peur des extrêmes au moment d’exprimer leurs sentiments, qu’ils soient positifs ou négatifs. S’ils étaient présents ici avec nous, ils pourraient partir en gigantesques engueulades de façon imprévisible mais quelques secondes après tout serait terminé. Ils expriment leur colère une seule fois, sans ambiguïté et avec force, et après on considère le problème résolu et on passe à autre chose. Cela peut leur donner un air brusque à première vue, mais cela peut aussi les rendre très drôles. J’ai voulu rendre justice à cette particularité-là et je n’ai pas eu besoin d’en rajouter. Je ne voulais les rendre ni uniquement dangereux ni uniquement risibles, car les deux coexistent déjà tels quels.
Comment avez-vous préparé cette bagarre, qui tire sa force du fait qu’elle n’a pas l’air spécialement ordonnée ou chorégraphiée ?
L’étape de préproduction a été très longue, pour tout le long métrage. Tout était storyboardé, y compris cette scène. On a beaucoup chorégraphié et répété cette bagarre, tout simplement pour être certain que personne ne se blesse. Mais je tenais à ce que la scène n’est pas l’air artificielle et trop préparée, même si chaque plan et cadrage étaient prévus à l’avance. Je voulais que ce soit le plus organique possible, le plus chaotique possible. Je voulais justement que les spectateurs pensent que tout était improvisé.
Le film a-t-il été vu en Inde ?
Pas encore, nous sommes en train de terminer notre tournée des festivals et le film devrait sortir en salles en juillet ou août. On est très impatients que le public indien découvre le film (rires).
Qui sont vos cinéastes de prédilection, et/ou qui vous inspirent le plus?
La liste est sans fin, beaucoup de cinéastes m’inspirent. Comme vous pouvez le voir par le fond d’écran de mon téléphone Tony Gatlif est mon cinéaste préféré. Martin Scorcese, Abbas Kiarostami, Terrence Malick m’inspirent également beaucoup, mais c’est aussi bien sûr le cas d’énormément de personnes dans l’industrie cinématographique indienne. La production indienne est très diverse, et chaque région possède ses spécificités. Je viens du sud, de la région du Tamil Nadu, mes films et moi appartenons donc à l’industrie du cinéma Tamil. Il y a beaucoup de cinéastes de cette région que j’admire.Vetrimaaran et Balu Mahendra par exemple, mais il y en a tellement d’autres.
Quel est le dernier film que vous avez et qui vous a donné le sentiment de voir quelque chose de nouveau ?
Le dernier film que j’ai vu et qui m’a donné cette impression est en réalité un classique puisqu’hier j’ai profité du TIFF pour revoir Voyage à Tokyo de Yasujiro Ozu. On peut avoir l’impression que certains films possèdent une date de péremption mais il en existe certain qui ne perdent aucune force selon l’époque où le contexte dans lequel on les découvre. Voyage à Tokyo a beau dater de 1953, j’ai vraiment eu l’impression de voir un film neuf et contemporain. Avant de me rendre en Roumanie, j’ai revu Taxi Driver de Martin Scorsese et j’ai eu le même sentiment. Je ne peux humblement qu’aspirer à faire des films qui n’aient pas de date de péremption non plus, et qui parleront encore aux gens dans des décennies. Quelle satisfaction pour un cinéaste.
Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 18 juin 2024. Merci à Kalai Arasu Andreea Bara.
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