Festival des 3 Continents | Entretien avec Stéphanie Régnier

Avec le documentaire Kelly, Stéphanie Régnier fait le portrait d’une jeune femme déracinée, une Péruvienne qui vit à Tanger et rêve de rejoindre sa mère en France. Le film est diffusé cette semaine au Festival des 3 Continents, dans le cadre du programme Des Frontières et des hommes. Entretien avec sa réalisatrice…

 

Le point de départ de votre documentaire n’est pas banal. Pouvez-vous nous raconter votre rencontre avec Kelly ?

Je l’ai rencontrée par hasard alors que j’étais à Tanger pour faire des repérages pour un autre film. J’étais assise à l’intérieur du Café de Paris qui fait face au consulat français à Tanger et j’ai vu cette jeune femme assise quelques tables plus loin. Elle écoutait de la musique sur un baladeur mp3, fumait nerveusement des cigarettes et échangeait de temps en temps un sourire avec les serveurs. Son attitude tranchait avec celle des femmes que j’avais pu croiser à Tanger, plus discrètes, contenues dans leurs gestes. Je me suis demandé d’où elle venait. Quand je me suis levée pour quitter le café elle m’a saluée, et nous avons échangé quelques mots. J’ai appris qu’elle était Péruvienne et qu’elle avait vécu en Guyane française. Elle parlait très bien français, mais un français argotique, celui que l’on apprend dans la rue, pas sur les bancs de l’école. Sa manière de parler m’a intriguée.

Le lendemain nous nous sommes croisées à nouveau et nous avons parlé plus longuement. Je lui ai demandé si elle connaissait la France. Elle m’a raconté qu’elle avait vu Paris une fois dans sa vie à travers les vitres d’un fourgon de flics. Alors qu’elle s’était fait arrêter à Cayenne par la police française, on l’avait raccompagnée à Lima au Pérou mais en passant par Paris. De la métropole française, Kelly n’a connu que les couloirs d’un aéroport et d’un centre de détention. Ce récit m’a fortement marquée. Ce jour-là je lui ai demandé si elle accepterait que je fasse avec elle un entretien filmé et c’est là que tout a commencé.

Le récit de Kelly est très dur mais le film n’est jamais mélodramatique. Vous étiez-vous fixée des limites ou est-ce tout simplement Kelly qui a dicté cette énergie, ce refus du pathos ?

Kelly a en grande partie dicté cette énergie. C’est ce qui ma plu en elle, cette force, cette façon de ne jamais céder au désespoir malgré les difficultés énormes qu’elle rencontrait. Durant le montage du film nous avons essayé de rester sur un fil tendu quant aux émotions qui nous travaillaient. Mais cela s’est fait de manière assez intuitive. Et nous avions avec nous des guides… Ma productrice Carine Chichkowsky et différentes personnes que nous avions invitées aux projections de travail nous ont servi de garde-fou pour éviter tout pathos.

La parole de Kelly est très forte et captivante. Pourtant le film laisse aussi une large place à l’imaginaire, avec ses images prises par la fenêtre. Ce sont des images qui marchent non pas comme de plates illustrations mais comme un relai, une projection poétique de ce que Kelly raconte. A quel moment l’idée de filmer l’extérieur de cette chambre s’est-elle imposée à vous ?

Assez rapidement en fait. J’avais décidé que le film prendrait place dans le huis clos d’une chambre d’hôtel. La parole de Kelly est forte, parfois violente, je savais qu’il me faudrait aménager des respirations à l’intérieur de son récit afin que le spectateur ne soit pas submergé par cette parole. Et j’avais envie dans le film de jouer avec la géographie, à l’image de Kelly dans la vie. La parole filmée de Kelly renvoie toujours à un ailleurs lointain : son enfance au Pérou, son premier amour déçu avec un instituteur français en Guyane, ses différentes traversées de la forêt amazonienne, la France qu’elle rêve d’atteindre et qu’elle n’a vue qu’une fois à travers les vitres d’un fourgon… Elle ne parle quasiment pas de son quotidien à Tanger et pourtant c’est là qu’elle se trouve, en suspens, dans l’attente d’un hypothétique passage en Europe. J’ai voulu construire la présence de cette ville tout autour de cette chambre suspendue d’où Kelly nous parle.

Tanger apparaît d’abord en hors champ sonore puis par les vues fragmentaires que nous en avons à travers les fenêtres mi-closes. La langue de mer et la côte espagnole filmées de la terrasse sont un point de fuite et constituent à la fois une ouverture et une fermeture : elles rapprochent en pensée Kelly de sa mère qui l’attend de l’autre côté, en France, mais elles renvoient à l’enfermement que Kelly subit puisqu’elle ne parviendra pas à franchir cette frontière autrement qu’en pensée. Le dispositif est minimaliste, mais j’ai en réalité passé beaucoup de temps à filmer ces fenêtres, à jouer sur des opacités, des ouvertures, à attendre le passage des cargos et des ferries sur le détroit. Et au montage nous avons encore passé du temps à travailler ce contrechamp du regard de Kelly.

Le rapport de Kelly aux hommes est complexe, souvent dur. Et il y a, à l’opposé, une dimension bienveillante, parfois sensuelle, dans la façon dont les hommes sont filmés par la fenêtre. En quoi ces images trouvent-elles selon vous un écho dans le récit de Kelly ?

Tanger est une ville très sensuelle. Les gens s’observent, il y a des regards croisés, des jeux de cache-cache, des désirs à peine voilés, des rencontres dans les ruelles, sur les terrasses, derrière les persiennes. J’ai voulu rendre compte de cette sensualité. Les hommes sont omniprésents dans les récits de Kelly, ils y circulent comme des ombres aux contours flous, tantôt aimés, tantôt haïs, tantôt réduits à leur potentielle valeur économique (ou administrative). J’ai ressenti la nécessité de les faire exister dans les bordures du film, apparitions fugaces, invisibles mais proches par leurs voix ou bien filmés de loin à la dérobée par les fenêtres, rodant comme des chats sur les terrasses de la ville. Lorsque je me trouvais à Tanger, je lisais Genet et les écrits de Mohamed Choukri sur Genet à Tanger. J’ai une grande admiration pour Genet, autant pour son œuvre littéraire que cinématographique (même s’il n’a réalisé qu’un seul film à ma connaissance). Personne n’a su comme lui décrire la beauté des hommes.

Un jour face à la chambre que j’occupais, une petite lucarne s’est éclairée dans la nuit et j’ai pu filmer un homme en train de se laver. C’était comme un cadeau. Cet homme regarde à plusieurs reprises la caméra, on pourrait croire qu’il y a un accord entre nous, ou bien qu’il s’agit d’une mise en scène, mais non. Cela faisait plusieurs jours certainement qu’il était en train de ma guetter et je ne l’avais pas vu. Ce jour là il s’est offert à mon regard et à la caméra. Le lendemain il est venu devant ma fenêtre, a attendu que je lui réponde, m’a fixé un rendez-vous et n’est finalement pas venu. Quand je suis revenu à Tanger j’ai cherché cette fenêtre mais elle avait été bouchée durant mon absence. J’ai recroisé cet homme dans une ruelle, nous avons seulement échangé un regard en coin, et c’était bien comme ça.

Quelle importance à joué votre travail sur le montage dans la confection de Kelly ?

Une importance de premier plan. Quand j’ai commencé à travailler avec ma monteuse, Saskia Berthod, je lui ai dit que j’aimerais que le film commence comme une gifle et qu’il se termine sur une caresse. Nous avons travaillé dans ce sens. J’ai commencé à filmer Kelly en mars 2011, puis il y a eu trois autres tournages, en juin, août et octobre de la même l’année. Quand je l’ai rencontrée, Kelly avait la haine. Elle se trouvait bloquée à Tanger dans l’impossibilité de rejoindre la France, elle était déterminée à traverser le Détroit de Gibraltar au péril de sa vie, elle gagnait de quoi subsister en faisant des petits boulots au black et en se prostituant. Son discours sur les hommes était très dur. Ce qui la maintenait en vie et en résistance était l’amour qu’elle portait à ses frères et à sa mère.

Petit à petit, Kelly s’est rendu compte qu’elle ne parviendrait pas à passer le détroit. Ses projets ont changé, elle avait renoué avec un ami de Guyane qui était venu la visiter à Tanger, avec lequel elle pensait se marier. Cette perspective adoucissait son discours quant à ses rapports aux hommes, Kelly se sentait soutenue par un homme qui l’aimait et qui allait l’aider à obtenir ses papiers. Elle se projetait dans un futur matrimonial un peu idéalisé, très loin de l’image qu’elle avait pu me donner à notre première rencontre. Ces contradictions en elle et sa manière de jouer de ses propres contradictions m’intéressaient. La relation de Kelly aux hommes, à la prostitution, à l’amour, a constitué un des fils que nous avons décidé de dérouler au montage.

Nous avons également cherché à jouer avec la géographie. Comme le dirait ma productrice, Carine Chickowsky, « la géographie est le savoir des migrants ». J’ai demandé à Kelly de dessiner son parcours, j’ai été impressionnée par la précision de ses souvenirs. Si l’économie de ses déplacements géographiques est basée sur les échanges sexuels tarifés avec les hommes qu’elle rencontre, la raison de ces déplacements est la réalisation d’un destin familial. Kelly œuvre pour offrir à ses frères la possibilité d’une vie meilleure que celle qui leur était donnée de vivre au Pérou. Et pour cela elle accepte de sacrifier une partie d’elle même. Mais si ce sacrifice est possible c’est que l’amour est là. Dans la dureté de cette vie de clandestinité, Kelly trouve toute la douceur et le soutien dont elle a besoin pour poursuivre le chemin qu’elle s’est fixée auprès de ses frères et de sa mère qui même si elle est loin reste proche. Et voilà l’autre fil que nous avons choisi de dérouler au montage, celui du lien indéfectible qui lie le destin de Kelly, son parcours et ses choix à sa mère à qui elle porte un amour sans limite. Kelly n’a de cesse de s’adresser à elle. Le film lui est en quelque sorte adressé.

Il y a de légères touches de fiction qui infiltrent de temps à autres votre documentaire. Pourriez-vous nous parler de ce désir de fiction qui ouvre une autre perspective dans votre documentaire ?

J’ai imaginé construire un chœur en arabe dialectal qui viendrait ponctuer la parole brute de Kelly et qui me permettrait de restituer quelque chose de son quotidien à Tanger, sans donner beaucoup plus de précision. Il s’agit d’un dispositif fictionnel qui nous a permis au montage à la fois de préciser des choses sur l’histoire de Kelly et de brouiller les pistes. Ces voix renvoient à la ville et au passage de Kelly dans cette ville. Elles tiennent autant de la rumeur que du conte. Je les ai écrites moi-même à partir d’entretiens que j’ai menés avec des hommes et des femmes qui avaient croisé Kelly sans la connaître vraiment intimement. Et je les ai fait rejouer par des Tangérois de différents âges, dont j’appréciais la voix, qui ont suivi le texte et parfois l’ont enrichi dans l’improvisation. Il y a eu un travail de « direction d’acteur » avec des gens qui n’étaient pas acteurs dans la vie et qui pourtant se sont pleinement investis dans ce jeu pour le film. Ce travail s’est fait de manière très artisanal dans un petit studio situé dans un quartier populaire de Tanger et j’y ai pris beaucoup de plaisir.

Quels sont vos projets ?

Un projet de film en Guyane, qui vient dans la suite de la rencontre avec Kelly, et qui reprendrait des problématiques soulevées par ce premier film, mais sans être une suite. Il s’agira peut-être encore d’un film de chambre, mais dont l’action prendra place dans un hôpital de Cayenne et débordera dans la forêt Amazonienne. Je ne peux pas en dire plus aujourd’hui. Tout reste à construire.

Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 30 mars 2013.

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