Carrefour du Cinéma d’Animation | Entretien avec Sofia El Khyari

Dans une forêt mystérieuse, une femme se laisse entraîner dans une rêverie nostalgique en observant des papillons : voici l’histoire de L’Ombre des papillons, réalisé par la Marocaine Sofia El Khyari. Ce court métrage chanté est porté par une mise en scène sensorielle et séduisante. L’Ombre des papillons est sélectionné cette semaine au Carrefour du Cinéma d’Animation. Sofia El Khyari est notre invitée.


Quel a été le point de départ de L’Ombre des papillons ?

Le film est né alors que j’étais moi-même dans un état nostalgique et mélancolique. J’ai beaucoup déménagé, et le sentiment nostalgique m’a toujours habitée, et plus précisément la nostalgie douce-amère portugaise, la « saudade » qu’on peut décrire comme « le point de rencontre entre la joie du souvenir et la peine résultant de son absence ». C’est le mystère autour de ce sentiment très complexe qui m’a inspirée. Petit à petit la métaphore du papillon s’est imposée à mon esprit comme le symbole d’un souvenir beau et éphémère, qu’on cherche à saisir, mais qui reste hors de portée.
C’est à ce moment que les premières images mentales du film me sont venues.



Pouvez-vous nous parler de la dimension musicale du film, qu’est-ce qui a fait naître le désir de cette narration chantée ?

Il est très compliqué de faire ressentir ce sentiment nostalgique au spectateur sans recourir au procédé de narration classique où l’on est en empathie avec un personnage suite à une succession d’actions. Or la musique est un art abstrait : au son d’une mélodie, on peut être submergé par l’émotion sans tout à fait comprendre pourquoi. La musique me permet d’équilibrer le film : le désir, l’aspect tactile et la sensualité du film s’expriment très facilement visuellement, tandis que le sentiment mélancolique est mieux véhiculé par le son et la musique.

La poésie chantée en « darija » (dialecte marocain), donne une dimension littéraire au film, mais apporte également une texture sonore organique caractéristique à cette langue. Musicalement parlant, cette musique reprend les codes de la comptine (entêtante, elle ramène à l’enfance, à une naïveté originelle et donc à de la nostalgie), mais avec des notes plus sombres. Le tout permet de créer un film très sensoriel et immersif : comme lorsqu’il écoute une musique, le spectateur peut se laisser porter par les images et sons et ressentir des émotions. La musique du film a été composée par Widad Brocos du superbe groupe de musique N3rdistan, avec une instru de Khalil Epi, chantée par moi-même.



Comment avez-vous abordé le style visuel d’une histoire qui est autant basée sur les sensations ?

Je me suis plongée dans cette émotion, à l’aide de beaucoup de musique justement (j’ai créé une playlist « mélancolique » avec des titres comme Time de Pink Floyd ou encore Yahoo ! de Soapkills – que mes animatrices écoutaient aussi, pour animer avec la bonne émotion). J’ai alors dessiné spontanément, à la manière des surréalistes. J’ai ensuite regroupé les dessins et peintures comme un puzzle pour créer une narration.



Qui sont vos cinéastes de prédilection et/ou qui vous inspirent ?

Difficile de répondre, tant il y en a ! Je m’inspire aussi beaucoup des beaux arts, et j’aime beaucoup les installations immersives et profondément féminines de Laure Prouvost par exemple. Pour les cinéastes, j’en citerais 3. La Polonaise Marta Pajek pour son talent de réalisatrice, elle arrive à nous provoquer de la chair de poule avec un dessin et une animation très minimaliste. Le Marocain Ali Essafi pour son travail sur la restauration de la mémoire à l’ère du post colonialisme. Le célèbre David Lynch pour sa prouesse d’avoir réussi à faire un cinéma surréaliste populaire.



Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent ?

J’ai beaucoup aimé Fragments of Heaven de Adnane Baraka, vu cette année au Festival de Locarno. Un long métrage documentaire stellaire différent de ce qu’on a pu voir récemment dans le paysage du cinéma marocain. J’ai vu également sur internet le trailer du dernier court métrage de Ali Aschman, qui fait des films avec beaucoup de sincérité, assez poignants. Et sinon pour citer un court métrage animé qui tourne beaucoup en ce moment, The Debutante de Lizzy Hobbs, absolument fascinant de spontanéité décomplexée.


Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 29 mars 2023. Un grand merci à Estelle Lacaud.

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