Dévoilé en début d’année à Sundance, Rotting in the Sun est une comédie noire et féroce signée par le Chilien Sebastián Silva. Silva y incarne un cinéaste suicidaire envoyé sur une plage naturiste gay, où il fait la rencontre d’un influenceur qui le sauve de la noyade. Le résultat est aussi malpoli qu’explosif : ce film jubilatoire, sorti en exclusivité sur Mubi, est visible sur grand écran cette semaine au Festival Chéries-Chéris. Nous avons rencontré le cinéaste et son acteur, Jordan Firstman.
Comme plusieurs de vos précédents films tels Magic Magic ou Nasty Baby, Rotting in the Sun possède une tension paranoïaque étonnamment forte pour une comédie. Est-ce que cela vous convient si l’on dit que ce ton se situe quelque part entre la comédie et le film d’horreur ?
Sebastián Silva : C’est avant tout une comédie. Même si tout est très sarcastique, que l’humour est très noir, le fait est qu’on s’amuse. Mais par définition c’est également une enquête autour d’une crime, presque un film à suspens. Quand on est entre drame et comédie on parle de dramédie, alors ici on pourrait peut-être inventer le terme de crimédie ?
Jordan Firstman : Je comprends ce que vous dites. Les situations sont vues à travers les yeux du personnage de Sebastián, et ce dernier perçoit toute cette folie autour de lui comme quelque chose de terrifiant et d’étouffant. Tout le film est comme ça, dur à digérer, je comprends qu’on puisse être angoissé devant tout ça.
Sebastián Silva : Mais pour être terre-à-terre, ce n’est pas un film d’horreur, il n’y a rien de fantastique. Qu’est-ce qui vous a évoqué ce registre-là ?
La scène de la plage nudiste est baignée d’un tel stress qu’on dirait que le personnage y est plongé dans sa propre version de l’enfer. La perte de repères due au mélange de tons y est très forte. C’est positif de ma part quand je dis que le film réussit à générer une tension qui prend autant par surprise.
Sebastián Silva : Ah d’accord, vu sous cet angle, je comprends. C’est vrai qu’on avait tout à fait à cœur de retranscrire un sentiment de terreur, de menace.
Jordan Firstman : Le personnage interprété par Catalina Saavedra est aussi stressant à sa manière, parce qu’elle n’arrête pas de prendre les mauvaises décisions. Du début à la fin, elle ne fait que des erreurs et nous, spectateurs, ne pouvons que la regarder s’enfoncer davantage à chaque scène. La première fois que j’ai vu le film, je l’ai trouvé très stressant aussi.
Sebastián Silva : Le film s’ouvre par une citation sur le suicide, cela donne le ton. On parle quand même d’un gars qui cherche à acheter du poison pour se suicider, rien que ça c’est terrifiant quand on y pense. C’est très sombre. Jordan, tu te rappelles de ce spectateur à Mexico qui avait complètement vrillé pendant la projection parce que son ex s’était suicidé après être tombé en dépression à cause d’une addiction à la kétamine ? Il avait carrément dû sortir de la salle.
Jordan Firstman : Mais à la fin il est revenu pour dire que ça l’avait beaucoup aidé de voir le film.
C’était libérateur de jouer tous les deux des versions fictionnalisées de vous-mêmes, sous vos propres noms ?
Sebastián Silva : Bien sûr. D’aussi loin que je me rappelle, j’ai toujours ressenti des pulsions de mort. Je ne pense pas que je finirai par me suicider mais c’est une manière de gérer mon quotidien. Me dire « Bon ce qui m’arrive n’est pas si grave, puisque de toute façon je finirai par me tuer un jour ou l’autre », me permet de prendre du recul sur les choses. Je n’en suis pas particulièrement fier, c’est une forme immature d’échappatoire. Cela m’a fait beaucoup de bien de me moquer de cette partie-là de moi-même, me moquer de mes blessures les plus profondes, de mes peurs les plus enfouies. Cette obsession du suicide, c’est quand même un peu ridicule et ingrat. C’est un peu fermé d’esprit que de ne pas pouvoir voir plus loin que le bout de son nez. Assassiner cette partie-là de moi à l’écran, c’était presque un exorcisme psychomagique à la Jodorowsky. Maintenant je suis beaucoup plus positif (rires).
Jordan Firstman : Ok, maintenant ma réponse va avoir l’air très superficiel en comparaison (rires). Sebastián fut la première personne que j’ai rencontrée à me dire à quel point toute mon activité en ligne est profondément embarrassante, et c’est quelque chose dont j’avais vraiment besoin. J’ai obtenu une notoriété en ligne très rapidement : début 2020, j’avais 10 000 followers mais en novembre de la même année j’en avais 800 000. Soudain des inconnus m’adoraient ou me détestaient et ça commençait à devenir étrangement réel pour moi. Il y avait des zones d’ombres dans cette nouvelle situation que je ne parvenais pas encore à regarder en face où à analyser. Faire ce film m’a permis de prendre du recul et de prendre la situation moins au sérieux. Parce qu’au final rien de toute cette activité d’influenceur n’est sérieux, c’est vraiment aussi superficiel que c’est montré dans le film.
Sebastián Silva : Vous vous rappelez de la scène où nos deux personnage se hurlent dessus? On a profité de ces dialogues-là pour résumer ce qu’on pensait de nous-même et de l’autre. Mon personnage dit à celui de Jordan « Tu n’es personne, tu ne fais que te cacher derrière des imitations parce que tu n’as aucune personnalité » et lui me répond « Tu n’es qu’un prétentieux qui pense que c’est avant-gardiste de penser au suicide ». On s’envoie à la figure tout ce qui nous rend vulnérable dans la vraie vie, on pourrait appeler ça nos défaut, mais ce sont des parties de nous-mêmes. Et je précise que je trouve que le contenu en ligne de Jordan est vraiment drôle. Il y a des tas de mecs qui font la même chose que lui mais qui n’ont aucun humour ou aucun recul. Jordan devrait avoir une plateforme beaucoup plus grande qu’un simple compte Instagram. Il y a des influenceurs qui n’ont rien a dire, qui ne font que poser sur un yacht torse nu et ça leur rapporte 4 millions de followers. Et puis c’est difficile de proposer des nouvelles formes de comédie au public. Les premières fois que j’ai regardé des vidéos de Julio Torres, par exemple, je ne comprenais même pas si c’était censé être drôle. Maintenant que j’ai fait sa connaissance, ça me fait beaucoup rire. Le style de comédie de Jordan est plus directe. Mais pourquoi je parlais de ça déjà ?
Jordan Firstman : Tu parlais de te baser sur ce que tu connaissais de moi via mes réseaux sociaux.
Sebastián Silva : Oui voilà. Il faut dire aussi que Jordan est très sexy sur ses réseaux sociaux, il poste de nombreuses séances photo il est à moitié nu, montrant son physique sorti tout droit du milieu de la mode. Quand j’ai vu ça la première fois je me suis dit « Oh, il est vraiment pathétique ». Mais en faisant ta connaissance je me suis rendu compte que tu n’étais pas du tout dupe de tout ça. Tu te moques de toi-même en permanence, alors que la plupart des gens qui travaillent dans la monde sont pétris de sérieux.
Jordan Firstman : J’ai vu le film plusieurs fois déjà et le seul moment où je suis obligé de sortir de la salle à chaque fois, c’est la scène on l’on voit mon contenu en ligne. Voir ça en petit sur un téléphone c’est une chose, mais quand soudain ça occupe l’intégralité d’un écran géant, ça lui donne un importance que ça ne mérite pas. Je n’ai jamais autant grincé des dents, c’était presque traumatisant à voir. Internet m’a donné beaucoup mais m’a enlevé beaucoup de choses également.
En tant qu’artiste ouvertement gay, vous prenez le parti brutalement honnête de montrer des personnages homosexuels sous un jour qui ne soit pas artificiellement flatteur ou positif.
Sebastián Silva : Oui, le truc avec les minorités au cinéma c’est qu’on est souvent dépeint comme des saints. Prenez les film sur les esclaves : dans quasiment tous les cas, les esclaves sont des saints, sont parfaitement purs, gentils, aimants avec leurs proches, honnêtes. Ca peut bien sûr tout à fait arriver mais un esclave n’a pas nécessairement besoin d’être idéalisé pour qu’on qu’on réalise l’horreur de tout ce qui leur est arrivé. Même si c’était des voleurs, l’esclavage resterait une horreur. Inutile de sanctifier les minorités pour parler d’exclusion, ça n’aide pas la cause, au contraire. Après tout, cela revient à dire que seules les bonnes personnes peuvent susciter notre compassion. A ce propos, je dois dire que je n’apprécie plus vraiment de voir des films racontant des histoires de coming out, où les protagonistes doivent sortir du placard et lutter pour vivre leur homosexualité. J’ai vraiment fait le tour de cette notion de victimisation. Dans la vraie vie on peut faire des choses terrifiantes, prendre des risques insensés, s’éclater à baiser plus que de raison, sans que ça nous empêche d’être des bonnes personnes qui méritent le respect.
Jordan Firstman : Sebastián voit le monde à travers les yeux d’une personne créative. Je ne pense pas que le film montre la communauté gay sous un angle spécialement négatif ou positif, mais sous un jour réaliste tout simplement. La plupart des homos que nous connaissons dans nos vies prennent beaucoup de drogues, baisent beaucoup, sont complètement dépressifs, ne sont pas toujours sympas les uns envers les autres. L’homosexualité, c’est ça aussi. Je trouve ça dingue que cet aspect de notre communauté ne soit jamais visible dans les médias grand public, parce que dès qu’on fouille dans les réseaux sociaux, on trouve beaucoup d’homos horribles, méchants, tristes ou superficiels, et c’est la vie. A titre personnel, je ne trouve pas que la culture gay se trouve à l’heure actuelle dans une situation très épanouissante. Nous avons obtenu beaucoup ces derniers temps : nous avons le droit de nous marier et dans bien des régions le HIV n’est plus exactement le fléau qu’il était il y a vingt ans. Dans les années 80, quand les homos baisaient et prenaient des drogues avec excès, cela avait davantage de sens car ils se battaient pour leur survie et leur droit à vivre à cent à l’heure. Aujourd’hui il n’y a plus vraiment de combat ou de nécessité à vivre dans l’urgence.
Sebastián Silva : Et puis ce n’est pas parce qu’on montre des mec en train de baiser dans un appartement ou sur une plage nudiste au Mexique que cela signifie que le homos ne font que baiser 24 heures sur 24 en se goinfrant de kétamine.
Jordan Firstman : Même si c’est souvent le cas (rires).
Sebastián Silva : Ce n’est pas parce que ça leur arrive un soir de vacances que cela va les empêcher dès le lendemain de se montrer affectueux envers leur famille. C’est injuste de réduire les homosexuels à leur sexualité, qu’ils la pratiquent de façon extrême ou pas. Les gens sont obsédés par les parties génitales et c’est une obsession malsaine. Qu’on se le dise, nous les homos on ne fait pas que baiser et prendre de la drogue.
Jordan Firstman : Certains, si (rires).
Sebastián Silva : Mais non, le lendemain matin, il faut bien que même les mecs les plus extrêmes se lèvent pour aller faire, je ne sais pas, du shopping.
Jordan Firstman : Ah oui du shopping, tout de suite c’est moins cliché, je suis rassuré (rires).
Sebastián Silva : Voilà, arrêtez de dire qu’on ne fait que baiser et prendre des drogues, on fait aussi du shopping (rires) !
Jordan Firstman : Parfois, à cinq heures du matin, après avoir pris cinq doses de G et avoir sucé une vingtaine de bites, je me demande comment ma mère s’imagine que je vis. Je l’imagine bien dire à ses amies « oh j’imagine qu’il a bien du essayer la cocaïne une fois pour voir » alors que ma vie est beaucoup plus intense que ça. J’ai une pensée pour la maman de chaque homosexuel.
Sebastián Silva : Moi je fais plus trop d’orgies en ce moment, mais il y a plusieurs années, il m’est arrivé quelque chose en allant pour la première fois dans un sex club, et c’était justement à Paris. J’avais le trac, j’avais des a priori, j’imaginais que baiser en groupe dans un club, ça devait forcément être sordide, sale et un peu effrayant. Or, une fois là-bas j’ai réalisé à quel point l’ambiance était détendue, voire même sympathiquement absurde et débile. C’et vraiment juste des gars qui ont envie de baiser. On a réussi à tous se convaincre que la sexualité c’est quelque chose de sombre, mais ce n’est pas vrai. Bien sur il existe des MST et il faut faire attention, mais la sexualité c’est surtout énormément de simplicité et de plaisir. J’avais peur de ma propre sexualité et j’ai réalisé que je me trouvais en fait sur un terrain de jeu. On a d’ailleurs beaucoup de chance d’avoir ces terrains de jeux, les hétéros nous les jalousent. 95% des mecs qui participent à une orgie gay sont des mecs lambdas qui viennent-là avec leurs potes de façon complètement détendue. Ce n’est pas une descente aux enfers pleine de risques, c’est vraiment juste une activité à la con entre potes.
Jordan Firstman : Et le lendemain matin on va faire du shopping (rires).
Pour conclure, une question fondamentale : connaissez-vous le nombre exactes de bites que l’on voit à l’écran du début à la fin du film ?
Sebastián Silva : Quelle est votre estimation ?
J’ai perdu le fil après la vingtième, je crois.
Sebastián Silva : C’est trente ou trente-deux selon ce que l’on compte ou non. Trente-deux, c’est en comptant la bite de la statue de David et les couilles du chien, mais sinon c’est trente bites humaines.
>>> Découvrir Rotting in the Sun sur Mubi
Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 22 juin 2023. Un grand merci à Juliette Devillers.