Entretien avec Radu Jude

Ours d’or à la dernière Berlinale, Bad Luck Banging or Loony Porn est l’un des coups de tonnerre de cette année ciné. Cette farce méchante et jubilatoire raconte les mésaventures d’une enseignante dont la sextape tournée avec son mari est diffusée sur internet. Bad Luck… (qui figure dans notre dossier des films sortis des sentiers battus en 2021) sort ce mercredi 15 décembre dans les salles françaises : ne le manquez pas ! Son réalisateur, le Roumain Radu Jude, nous en dit davantage sur cet ovni…


Que ce soit dans vos films de fiction ou dans vos documentaires, vous vous intéressiez jusqu’ici surtout au passé de la Roumanie. Qu’est-ce qui vous a amené à filmer cette fois-ci votre pays au présent avec Bad Luck Banging or Loony Porn ?

C’est vrai que jusqu’ici, j’ai fait des films sur le passé, sur les taches noires de l’Histoire de la Roumanie. Cette fois, j’avais très envie de faire un film sur la contemporanéité. Mais qu’est-ce que ça veut dire, la contemporanéité? Le cinéma c’est l’art d’enregistrer la réalité, donc le présent, mais le présent est composé de beaucoup d’Histoire aussi. Tout le film est traversé par cette dialectique entre le présent et les traces du passé qui persistent. J’avais également le désir de regarder le présent mais avec l’œil de quelqu’un qui le voit comme s’il s’agissait déjà du passé.

Au fil de mes nombreuses recherches sur l’Histoire, j’ai réalisé un jour qu’en matière de passé, tous les détails sont intéressants. Par exemple, si on retrouve un vieux journal d’il y a cent ans, tous les détails y sont révélateurs : les publicités, les petites annonces, le moindre élément de langage. J’ai eu envie d’avoir le même regard sur le présent, regarder chaque détail comme si tout était vieux de mille ans. (Il pointe du doigt une fausse cheminée électrique dans la pièce) Regardez cet objet par exemple, c’est une imbécillité complètement toc mais si on le découvre dans 1000 ans, ce sera extraordinaire. Je me suis dit que je pouvais forcer le regard dans cette direction.

Est-ce cela qui explique ce mouvement récurrent dans la première partie du film, où l’héroïne déambule dans Bucarest mais où la caméra s’en éloigne régulièrement pour mieux filmer les détails de la ville autour d’elle ?

Oui. Cette partie du film s’intéresse aux détails en apparence insignifiants qui se trouvent à la surface de la ville, pour essayer de voir en eux un peu de profondeur. Il y a beaucoup de profondeur dans les choses triviales, celles-ci peuvent nous éduquer sur les valeurs d’une société, son organisation.

La présence indélébile du passé que vous mettez en scène dans le film provoque à la fois le rire et le malaise. Comment avez-vous trouvé votre équilibre idéal entre ces deux tons ?

Je ne sais pas, l’humour est une question très personnelle. Les gens disent que le film est satirique, mais je n’aime pas beaucoup le terme parce que cela sous-entend un humour plutôt élégant, or j’avais justement envie d’un humour de mauvais goût. Cela m’est venu de Tchekhov et surtout de Milan Kundera, qui a théorisé dans un de ses textes l’idée suivante : chaque situation humaine (y compris la sexualité, par exemple) possède en elle quelque chose de potentiellement ridicule, et cette dimension peut être révélée selon un certain point de vue. Il y a de l’humour et du comique dans la plupart de nos activités. Par exemple, si quelqu’un filmait aujourd’hui notre conversation sérieuse devant cette imbécile de cheminée électrique, ce serait très drôle. Tout est question de point de vue.

Tout le monde n’aime pas l’humour de mauvais goût, mais c’était pour moi un moyen délibéré de me sentir plus proche de l’avant-garde roumaine des années 20 et 30. Cette période est à mes yeux la plus importante de la culture humaniste et artistique roumaine. Des artistes de chez nous ont alors créé l’avant-garde à travers l’Europe : Tristan Tzara, Victor Brauner, Isidore Issou, Constantin Brâncuși, Eugène Ionesco, etc. Leurs œuvres et leurs idées étaient parfois très violentes, originales, politiques et de mauvais goût. Je pense que cette dimension a été perdue et écrasée par les différentes dictatures roumaines, d’abord celle du fascisme puis celle, très longue, du communisme, avec pour résultat que la transmission ne s’est pas du tout faite avec l’époque actuelle. En tout cas pas du tout dans le milieu du cinéma. Je me suis beaucoup inspiré des artistes de cette époque en tentant de retrouver leur courage artistique et leur vulgarité. Si j’ai des gens à remercier, ce sont eux avant tout.

Faire écho à cette période de l’Histoire roumaine, était-ce aussi le but de votre court métrage Caricaturana, dévoilé il y a quelques mois à Locarno ?

Oui absolument, ce sont ces idées-là. L’idée de la caricature est très importante pour moi et la troisième partie de Bad Luck Banging est elle-même une caricature. Picasso disait que la caricature n’était pas réaliste mais qu’elle est vraie. Mes films ont parfois été critiqués pour cette raison, on me disait que l’art cinématographique devait aller de pair avec une certaine subtilité. On me disait que j’étais trop vulgaire pour faire le l’art (rires). Caricaturana est basé sur une idée d’Eisenstein. Il a fait énormément de films et il a eu énormément d’idées de films qui ne se sont pas faits. C’est peut-être le cinéaste avec le plus de films inachevés. Je me suis inspiré de La Danse Des Valeurs, l’excellent ouvrage d’Elena Vogman, dans lequel elle revient sur le projet d’Eisenstein d’adapter Le Capital de Karl Marx selon la méthode de collage de James Joyce.

J’ai d’ailleurs lu que vous décriviez Bad Luck Banging comme un « film de montage ». Voulez-vous dire que c’est un film qui s’est davantage articulé au montage qu’au moment de l’écriture ?

Oui et non, parce que la structure était déjà construite à l’avance. La partie du film nommée « le dictionnaire » est quelque chose que j’avais en tête depuis longtemps et sur laquelle j’ai travaillé pendant des années. Ça, c’est un exercice de montage, de citations, à l’image du Dictionnaire des idées reçues de Flaubert qui était d’ailleurs ma source d’inspiration. Je voulais parler du contexte idéologique, philosophique et historique du film, mais d’une façon très ludique. Je voulais qu’il y ait du hasard, parce qu’on sait que le hasard fait bien les choses. Il était donc impossible d’écrire un scénario à proprement parler pour cette partie.

On dit toujours qu’un réalisateur ne veut rien laisser au hasard, qu’il veut contrôler tout le film, que tout doit obéir à ses désirs et ses actions, alors qu’il y a aussi beaucoup de hasard dans ce métier. Je tombe sur un film, je vois une phrase qui me plait, et voilà je la rajoute au film. Je vois un truc sur internet, je fais une capture d’écran et ça finit dans le film. C’est d’ailleurs par hasard également que je suis tombé sur la théorisation-même de cette idée :  les dadaïstes et surréalistes faisaient certes déjà des cadavres exquis, mais c’est le très sérieux historien italien Carlo Ginzburg qui a évoqué « la loi du bon voisin », à savoir l’idée que le livre dont tu as besoin se trouve en réalité juste à côté du livre dont tu penses avoir besoin (rires). Ça a l’air d’une blague mais je crois qu’il y a quelque chose de vrai là-dessous. Si on est ouvert d’esprit, et ce n’est pas toujours facile, on trouve alors beaucoup plus d’idées, et quand ça arrive c’est le plus beau moment. C’est comme un miracle.

Pour revenir un instant sur la structure. Souhaitiez-vous dès le départ que le film s’ouvre sur cette scène en particulier ?

Non, l’idée m’est en réalité venue à la toute fin. J’ai réalisé que pour que les spectateurs puissent se faire une opinion sur ce qui se passe dans le film, ils devaient voir l’objet du crime, preuves à l’appui. Après tout, le film entier est construit comme une invitation malicieuse au spectateur à faire son propre jugement. Les opinions existent, il n’est même pas possible de ne pas en avoir une. Et puis cela annonce la troisième partie du film puisque cela permet aux spectateurs d’être mis dans la peau des parents d’élèves. C’est ma manière un peu perverse de faire des spectateurs du film des spectateurs de la vidéo comme les autres.

Cette grande liberté que vous vous êtes octroyée a-t-elle rendu le film plus difficile à produire que vos films précédents ?

Nous, les cinéastes considérés comme appartenant au film d’art européen, on est un peu comme à la bourse : notre valeur monte ou baisse a cause de certains événements. Il y a sept ans j’ai remporté l’Ours d’argent à Berlin avec Aférim! et immédiatement après, mes films sont devenus plus faciles à produire. Or ces films n’ont pas eu le succès attendu par les gens qui avaient parié sur moi. Je dis parié parce que dans ces cas-là on est vraiment comme un cheval de course (rires). Si on ne gagne pas, les parieurs se retirent et vont miser sur un autre, je ne dis pas ça avec frustration ou comme un jugement, je comprends parfaitement. Mes derniers films ne se sont pas beaucoup vendus, donc mes financiers se sont retirés très poliment, avec beaucoup d’élégance.

Heureusement il est resté quelques personnes qui ont cru en Bad Luck Banging, et qui ont réussi à le financer. En 2020 j’avais deux films présentés au Forum de la Berlinale (Uppercase Print et The Exit of the Trains, ndlr), et au moment de lancer Bad Luck Banging au Marché du film, je me rappelle qu’un investisseur me regardait de travers et m’a dit « J’espère que votre nouveau film sera moins difficile » (rires).

C’est à cette occasion que j’ai découvert que les projets que l’on présente à ce stade-là sont censés obéir à une certaine forme, une certaine structure, mais que celle-ci sert paradoxalement à refuser les propositions qui diffèrent trop de la norme. Par exemple, pour ce film comme pour les autres, j’ai dû faire un traitement, c’est à dire un long synopsis. Or, pour la partie dictionnaire du film, c’était impossible. Comment raconter cette partie-là ? J’ai parlé de Flaubert, j’ai mis quelques exemples avec des photos et des textes, mais tout le monde me disait « on ne peut pas accepter car vous ne respectez pas le format ». Je ne pouvais ni poser cette partie par écrit, ni l’enlever du film, qui aurait été trop vide. Comme quoi si tu essaies de faire quelque chose de différent, tu ne pourras pas facilement passer par la porte très étroite de l’écrit.

Godard a eu raison de parler contre le scénario, car cela ne peut donner qu’un certain type de récits (même si ces récits peuvent être formidables). Frederick Wiseman disait la même chose sur le documentaire : comment attendre un scénario de cinquante pages lorsqu’il va filmer une école ou un supermarché sans savoir ce qui va s’y passer à l’avance ? Heureusement il y a des institutions qui ont accepté le projet Bad Luck Banging tel quel. J’espère qu’avec l’Ours d’or, ce sera un peu plus facile à l’avenir.

Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 14 décembre 2021. Un grand merci à Chloé Lorenzi et Marie-Lou Duvauchelle.

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