Entretien avec Radu Jude • N’attendez pas trop de la fin du monde

Primé au dernier Festival de Locarno, N’attendez pas trop de la fin du monde (tout un programme) poursuit le geste punk et dingo de l’Ours d’or Bad Luck Banging or Loony Porn. En suivant une jeune femme s’amusant à se faire passer pour un masculiniste sur les réseaux sociaux, le Roumain Radu Jude signe un puzzle corrosif au ton unique, entre courroux désespéré et larmes de rire. Cette ambitieuse comédie sort ce mercredi 27 septembre en salles. Radu Jude est notre invité.


L’un des personnages centraux de N’attendez pas trop de la fin du monde est Bóbita, l’horrible alter ego numérique d’Angela. Or j’ai cru comprendre qu’il existait déjà avant que vous n’ayez l’idée du film et que cela fait plusieurs années que l’actrice s’est créée cet avatar sur les réseaux sociaux. C’est bien cela ?

Oui, oui. Ilinca Manolache est une actrice de théâtre classique mais elle est aussi très intéressée par la culture pop et très au fait des nouvelles technologies. Elle a des comptes sur tous les réseaux sociaux. C’est pendant la pandémie qu’elle a créé ce personnage en utilisant des filtres. Bóbita, c’est un mec dont l’idiotie est tellement exagérée que ça tourne à la caricature, et elle s’en sert pour critiquer tout un tas de sujets. Elle s’en sert encore tout le temps, regardez (il sort son téléphone et montre plusieurs vidéos d’Ilinca dans le rôle de Bóbita, ndlr). Elle capte très bien les attitudes typiques des machos et elle les rend vraiment ridicules à force d’exagération. Cela lui a valu beaucoup de critiques. Elle se considère comme féministe et elle a dû faire face à d’autres féministes qui lui disait qu’elle ne pouvait pas faire ça, que les mecs comme ça sont tellement horribles qu’on doit les critiquer très clairement et non pas ironiser. Moi je ne pense pas que l’humour empêche de critiquer. Il y a plein de façons différentes de critiquer.

Il y a aussi eu des réponses positives. D’autres femmes ont depuis créé leur propre avatar masculin caricatural en ligne, en réponse à Bóbita, et elles se provoquent et se répondent par vidéos interposées. Une célèbre metteuse en scène de théâtre roumaine interagit régulièrement avec Ilinca, et ça me fait beaucoup rire.



Les vidéos que l’on voit dans le films existaient-elles déjà où bien les a-t-elle écrites spécifiquement pour ce projet ?

Les deux. J’avais déjà travaillé avec Ilinca sur d’autres projets, pour des rôles plus petits, et quand je lui ai proposé ce rôle, je lui ai demandé la permission d’utiliser son avatar. Parfois on a utilisé ses textes préexistants, parfois on en a créé d’autres, mais toujours dans la même direction. Mais ce n’est pas fini, elle a même fait des vidéos tout récemment, spécifiquement pour la promo du film en France, où Bóbita parle en français (il lance une vidéo où Ilinca/ Bóbita invite « Catherine, Brigitte et Isabelle » a s’habiller en Balenciaga pour venir l’admirer sur grand écran à l’avant-première parisienne. La vidéo se conclut par la phrase « Je vous baise ! », ndlr).

Ça me passionne car cela pose la question « Qu’est-ce que le cinéma ? Où est la limite ? ». Pour moi, ce qu’elle fait c’est une façon entièrement légitime de faire du cinéma, c’est même plus intéressant que ce que font la plupart des cinéastes. Ça peut paraitre un peu populiste, mais c’est une question qui me préoccupe beaucoup. Je sais bien que les réseaux sociaux possèdent une dimension toxique, mais je pense qu’on peut y trouver des expressions artistiques qui sont parfois mieux faites que certains films de cinéma, si on est honnête. Il y a aussi une crise dans le cinéma. Être réalisateur et se dire : « Je me contente de faire un film tout les cinq ans et ça suffira car ce sera un chef-d’œuvre », c’est parfois une forme de paresse intellectuelle.

Eh puis regardez les gens que l’on voit dans ces vidéos (Il fait défiler une nouvelle série de vidéos sur son téléphone, parfois en traduisant, parfois en disant juste « ça c’est très vulgaire » en riant, ndlr). Ce sont des gens qui ne sont jamais représentés dans le cinéma roumain. Déjà qu’on n’est pas toujours représentés par les partis politiques, si en plus le parti du cinéma de nous représente pas… Tout ça ce sont des petites fictions, il y a là le désir de faire un film, de se mettre en scène. Je ne sais pas si c’est la même chose en France, parce que vous produisez beaucoup plus de films que nous.



Vous faites aussi vos propres vidéos sur TikTok ?

Non, c’est trop de travail.

Vous évoquez la définition de ce qu’est le cinéma. Vos premiers films possédaient déjà une part d’humour, mais cela fait quelques années que vous laissez de plus en plus de place à l’absurde et l’imprévisible, à tel point que vos films ne ressemblent plus vraiment à la définition que la plupart des gens auraient d’un « grand film d’auteur sérieux ».

Ce que j’aime c’est mélanger, faire un film sérieux qui soit aussi non-sérieux. Je pense que je ne suis pas capable de faire un film entièrement sérieux. Ma formation est très liée à la culture française, l’esprit d’Alfred Jarry et Eugène Ionesco, qui était d’origine roumaine. Elle est aussi très liée à l’humour de l’avant-garde roumaine, un mouvement qui a été écrasé par la dictature fasciste puis par le communisme. Redécouvrir la liberté intellectuelle de ce mouvement oublié, ça a été une révélation. En 1951, Isidore Isou a réalisé le long métrage Traité de bave et d’éternité, et ce qui est incroyable c’est que personne ne s’en rappelle, même les Français! Vous devez le voir, c’est un chef-d’œuvre. Il avait 23 ou 24 ans, il n’a fait qu’un unique film mais il annonçait la Nouvelle Vague avec dix ans d’avance (il rallume son téléphone pour montrer un extrait du film sur YouTube, mais c’est une publicité pour les Schoko-bons qui se lance, ndlr). Je suis très inspiré par toute cette avant-garde, et par la caricature aussi. C’est une tradition roumaine comme française, de Daumier à Charlie Hebdo.



Est-ce que vous vous considérez comme un caricaturiste ?

Bonne question. Oui, d’une certaine manière. Je crois beaucoup en la caricature, je crois beaucoup au mauvais goût. Cela apporte une fraicheur, un nouvelle manière de voir les choses. Cela a tout à voir avec l’art et le cinéma.

Marcel Duchamp disait « Le grand ennemi de l’art, c’est le bon goût ». C’est une phrase qui vous parle ?

Je ne connaissais pas cette citation mais c’est très vrai. Duchamp a aussi eu beaucoup d’influence sur moi. Ses œuvres les plus importantes et célèbres possèdent à la fois quelque chose de très sérieux et quelque chose de… minable (rires). Comme des blagues un peu minables. Peut-être que mon esprit de provocation vient de France après tout. Je ne suis qu’un produit colonisé.

Jusqu’à Bad Luck Banging, tous vos films traitaient du passé de la Roumanie. Cela a été un changement conscient de passer à des portraits plus directement contemporains ?

Oui, j’ai fait sept longs métrages et trois courts sur l’Histoire de Roumanie, qui est un sujet qui m’intéressait beaucoup. C’était donc facile de travailler dessus, car j’avais tout le temps des idées et des projets, mais maintenant j’en ai assez. L’Histoire de la Roumanie ne m’intéresse plus. Je veux faire des films sur l’époque contemporaine, que ce soit en Roumanie ou ailleurs. Peut-être sur la France car j’ai un projet, mais je ne peux pas en dire plus à ce sujet.



Allez-vous continuer à tourner des documentaires ?

Oui, j’en ai un qui est prêt et que j’ai coréalisé avec le philosophe Christian Ferencz-Flatz, qui a beaucoup écrit sur les images, internet et le cinéma. On a fait un film qui raconte toute l’Histoire de la Roumanie en n’utilisant que des extraits de pubs télé. Ça dure 70 minutes et c’est délirant. Le montage est terminé et la post-prod le sera bientôt.

La rumeur dit que vous avez également un projet de film sur Dracula, est-ce vrai ?

Ah oui, c’est vrai. A la base c’était une blague. Quand les producteurs trouvaient mes sujets de films pas assez vendeurs, je leur répondais que j’allais faire un film de vampires, et à ma grande surprise ça les excitait beaucoup (rires). Du coup, je le fais vraiment. C’est sur Dracula et en même temps pas vraiment. C’est un vrai film narratif, porté par le plaisir de raconter des histoires. Si tout se passe bien, je le tourne l’été prochain.

En parlant de travailler hors des frontières de la Roumanie, comment en êtes-vous venu à travailler avec la célèbre actrice allemande Nina Hoss ?

C’était très simple. C’était une idée de ma productrice Ada Solomon, qui m’a tout de suit emballé. Je lui ai écrit une lettre, on s’est parlé par Zoom. Je lui ai tout de suite précisé que ce n’était pas un rôle principal mais elle m’a répondu que du moment que le projet l’intéresse, elle viendrait, et elle a répondu oui tout de suite. Elle est très professionnelle, très sérieuse, j’étais sans cesse terrorisé à l’idée qu’elle trouve notre film complètent idiot (rires). On a eu une très bonne relation, j’espère que l’on va retravailler ensemble.



Vous devriez peut-être lui proposer le rôle de Dracula. Pour finir, quid de ce clin d’œil au cinéaste Uwe Boll, réputé pour ses films de série Z ? Qu’est-ce qui vous parle chez lui ?

J’adore beaucoup de choses chez lui mais je dirais que sa qualité principale c’est la résilience, sa capacité à aller contre les choses et les gens. A une époque, plusieurs critiques avaient lancé une pétition pour qu’il mette un terme à sa carrière, ce que je trouve assez minable soit dit en passant, mais il a continué de plus belle. Ça m’inspire beaucoup. Quand tout autour de toi semble te dire « arrête », continue. Et puis c’est un très bon acteur, très gentil et professionnel, je n’ai que des choses positives à dire sur lui. C’est vrai qu’il y a cette idée que ses films ne sont pas toujours bons, bon… Connaissez-vous l’essai Bad Movies de J. Hoberman ? Il s’inspire des théories sur le surréalisme pour dire que l’on peut trouver beaucoup de choses très bonnes dans les mauvais films, précisément parce qu’ils sont mauvais, parce qu’ils ne respectent pas les règles préétablies. Or je pense que je fais la même chose, je ne respecte pas les règles.

On en revient au pouvoir du mauvais goût.

Exactement ! Disons-le haut et fort, je fais des mauvais films (rires).



Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 25 septembre 2023. Un grand merci à Chloé Lorenzi. Crédit portrait : Jens Koch.

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