Critique : N’attendez pas trop de la fin du monde

Angela, assistante de production, parcourt la ville de Bucarest pour le casting d’une publicité sur la sécurité au travail commandée par une multinationale. Cette « Alice au pays des merveilles de l’Est » rencontre dans son épuisante journée : des grands entrepreneurs et de vrais harceleurs, des riches et des pauvres, des gens avec de graves handicaps et des partenaires de sexe, son avatar digital et une autre Angela sortie d’un vieux film oublié, des occidentaux, un chat, et même l’horloge du Chapelier Fou…

N’attendez pas trop de la fin du monde
Roumanie, 2023
De Radu Jude

Durée : 2h43

Sortie : 27/09/2023

Note :

PLANÈTE INTERDITE

« Forbidden Planet », c’est le nom de l’émission pour laquelle travaille Angela. La planète en question n’a pourtant rien d’interdit ni d’inconnu puisqu’il s’agit de la nôtre et particulièrement celle d’Angela, tenue de crapahuter sans relâche à travers les rues de Bucarest. L’émission qui l’emploie, on pourrait même dire qui l’exploite, ne parle pas de science-fiction en dépit de son titre cinéphile. Le job ingrat d’Angela consiste au contraire en quelque chose de bien plus prosaïque et terre-et-terre : aller interviewer des personnes ayant attaqué leurs employeurs en justice après avoir été victimes d’accidents du travail.

L’inutilité totale de cette mise en scène médiatique a rendu Angela si ce n’est cynique, au moins d’une acidité acerbe. Professionnelle et compatissante devant ces personnes blasées qui récoltent de l’humiliation cuisante plutôt que la moindre compensation, l’héroïne laisse éclater sa (mal)saine colère dès qu’elle se retrouve seule en voiture, c’est-à-dire 90% du temps. Sa soupape de sécurité mentale ? Se filmer en train de déblatérer des monologues d’une misogynie grotesque, son visage transformé par la magie d’un filtre débile en celui d’un homme hideux (sorte d’Andrew Tate, le tristement célèbre influenceur incel). A la folie ambiante, Angela répond avec encore plus de folie. Il faut d’ailleurs applaudir la performance d’Ilinca Manolache, au fascinant masque pince-sans-rire.

S’il a toujours possédé une pointe d’humour en arrière-plan, le cinéma radical du roumain Radu Jude (lire notre entretien) a lui-même fait un bond bienvenu vers la folie la plus excitante avec l’imprévisible Bad Luck Banging (Ours d’or à la Berlinale 2021). Entre farce bouffonne et constat politique brutal, Jude trouvait alors le ton idéal pour redonner au mauvais goût tout son puissant potentiel artistique : celui de l’avant-garde et de la contre-culture. N’attendez pas trop de la fin du monde creuse une veine similaire avec une forme encore davantage chaotique et brute, mais pas moins passionnante. Admiratif des caricaturistes, le cinéaste parvient à dresser un portrait cinglant et hilarant de la vulgarité du capitalisme sans virer au boomer donneur de leçon, sans doute parce qu’il n’a pas peur d’avoir lui aussi les mains sales.

Angela n’est pas perdue dans l’espace mais elle rêve sans doute de quitter cette « planète à l’atmosphère 100% composée de pets ». Passant ses journées de travail au volant, seulement accompagnée des flash infos angoissants et des tubes débiles, elle ne fait que tourner en rond sans avenir. N’attendez pas trop de la fin du monde est lui-même un road movie sans destination mais pas sans plaisir, comme un manège qui tourne fort la tête et l’estomac. Changeant de rythme comme on change de vitesse, passant du noir et blanc à la couleur, des filtres Instagram pathétiques et grandioses à la placidité toc des films de propagande d’antan ou des programmes infomerciaux, mettant quasiment côte à côte la raffinée Nina Hoss (enfin de retour dans un film radical tels que ceux qui l’on révélée il y a plus quinze ans) et le cinéaste Z et culte Uwe Boll, Radu Jude crée un puzzle corrosif, un tour du monde au ton unique entre courroux désespéré et larmes de rire. L’un des films les plus inclassables de l’année.

| Suivez Le Polyester sur Twitter, Facebook et Instagram ! |

par Gregory Coutaut

Partagez cet article