Entretien avec Peter Strickland

Après le splendide The Duke of Burgundy, le Britannique Peter Strickland nous présente avec In Fabric un nouveau cauchemar chatoyant dans lequel une robe apporte le malheur à qui la porte, et où les grands magasins chics cachent d’occultes secrets. Rencontre avec un cinéaste cinéphile.

Pour commencer, est-ce que cela vous convient si l’on parle de fétichisme a propos de votre cinéma ?

Oh oui. Je vous en prie, faites-vous plaisir.

Il y a le fétichisme de la mise en scène, et celui des personnages. La manière dont vous montrez leur rapport à leur sexualité nous les rend à la fois plus proches et plus mystérieux.

Cela les rend plus complexes, donc plus humains, c’est vrai. Mais je n’ai rien inventé à ce sujet, on peut même dire que j’ai tout piqué à Buñuel. C’est lui le maitre du décalage entre la façade polie et sociale des hommes, et leur coté animal. C’est lui le maitre du refoulé. D’une certaine manière, je rends hommage au Journal d’une femme de chambre à travers le personnage de ce jeune homme sexuellement excité par les bas. Il est tellement gêné par cette idée qu’il n’ose pas en parler à sa fiancée , qui quant à elle est prisonnière de l’image qu’elle a de son corps. Chaque vêtement qu’elle porte lui renvoie cette honte. Ils sont chacun prisonnier de leur impossibilité à communiquer leur angoisse ou leur désir, et les vêtements sont leur prisons.

Ce qui m’intéresse dans le fétichisme, c’est qu’on ne s’intéresse pas à un objet, mais à la relation entre un objet et une personne, et tout ce que cela peut cristalliser. Tout le film se trouve dans cette idée-là. Quand le personnage de Marianne trouve la culotte de sa belle-fille, elle peut à peine se résoudre à y toucher tant elle est dégoutée. C’est comme si elle voyait le visage de son fils incrusté dans cette culotte, comme dans le saint-suaire.

De nombreuses personnes trouvent déjà suffisamment malaisant de porter un vêtement plein de sueur. Or, vous filmez beaucoup la contamination des tissus par des fluides corporels, et parfois même les fluides d’une autre personne.

Oui, c’est merveilleux n’est-ce pas (rires) ? Si je pouvais revenir en arrière, j’en ajouterais encore plus. Il y a une scène que était dans le scenario mais que malheureusement nous n’avons pas du tout eu le temps de tourner. Quand le patron du magasin se masturbe devant la robe dans la vitrine et qu’il éjacule, son sperme devait atterrir directement sur la robe. Il séchait pendant la nuit et le lendemain, il avait formé un très beau motif. Un cliente devait alors voir la robe, être charmée par ce motif qu’elle pensait être fait exprès, et l’acheter aussitôt. C’est mon plus grand regret.

La sueur, le sperme, l’urine, les menstruations… ce sont des choses très banales de nos vies quotidiennes et pourtant c’est complètement tabou. J’adore ce décalage. Dans The Duke of Burgundy, l’une des héroïnes faisait la lessive et devait renifler des secrétions menstruelles séchées sur la culotte de sa partenaire. Cette scène a rendu les gens fous. On m’a empêché de la tourner et on a menacé de la couper au montage. Personne ne trouvait à redire aux différents jeux sado-masos des héroïnes, mais ça c’était trop. Comme quoi on peut filmer un viol, de la torture, des mutilations, mais pas les règles. Incroyable.

Quand, à la fin du film, les mannequins du magasin se mettent à avoir leur règles, j’aurais aimé qu’on les voit en plus gros plan. A la base, dans cette scène, des fils rouges devaient carrément sortir de leurs membres, comme des veines.

Lorsque je vous avais rencontré à l’époque de Berberian Sound Studio, vous m’aviez dit que la clé pour un bon scénario, c’était de rester insulaire. Pourtant In Fabric possède une structure narrative plus proche de la logique du rêve. De nombreuses scènes ne semblent pas se rattacher à l’idée principale de la robe maudite.

J’ai tendance à dire un peu n’importe quoi en interview (rires), mais ça oui, je le pense toujours. Écrire un scénario doit rester un procédé insulaire. Se laisser influencer par le monde extérieur peut être dangereux. On m’a beaucoup fait votre remarque à propos de la structure d’In Fabric, en sous-entendant qu’il ne fallait surtout pas faire comme ça (rires). C’est vrai, on pourrait enlever environ 40% des scènes, et la structure du film fonctionnerait tout de même. Mais ces autres scènes ne sont pas superflues, elles sont là pour passer du temps avec les personnages. Ce qui m’intéresse, c’est d’utiliser le filtre du rêve (ou en l’occurrence du cauchemar) pour parler d’émotions bien humaines

On m’a dit que j’étais froid et cruel envers les personnages d’In Fabric, mais si j’étais froid, le public serait alors indifférent à leur sort. Or j’avais envie que l’on s’attache à eux. Il faut passer du temps avec eux pour que l’on comprenne ce qui se joue quand ils parviennent enfin à se faire plaisir en s’achetant la robe de leur rêve, ou qu’ils consentent enfin à la porter pour faire plaisir à leur entourage. Cette robe n’est pas un ange exterminateur, je ne voulais surtout pas qu’on pense que les personnages méritent d’être punis, au contraire. Je trouvais ça plus glaçant et plus efficace si la robe agissait de façon aléatoire comme une maladie. Il y a des gens très bons qui meurent de maladie en étant jeunes, et des personnes horribles qui vivent vieux et en bonne santé. Ce côté aléatoire, c’est ça qui fait peur. On voit une femme hésiter à acheter la robe puis finalement la reposer, on voit ce pauvre type obligé de porter la robe alors qu’il ne l’a même pas achetée…

Ce côté aléatoire vient également de l’absence d’explications définitives. Avez-vous envisagé d’écrire ou de tourner une scène qui viendrait éclaircir l’origine exacte de la malédiction autour de cette robe ?

Oui. La première version du scénario possédait toute une partie d’exposition qui l’expliquait, mais je me suis vite rendu compte que cela faisait perdre au film beaucoup trop de mystère et surtout de noirceur. Je ne veux pas en dire trop, mais dans ces explications, il était clair que l’équipe du magasin était responsable. A travers un rituel, ils avaient crée une sorte de robe de Frankenstein. Ils lui donnaient chair à travers des fluides corporels, encore une fois. Mais cette robe prenait vie et son pouvoir les dépassaient complètement. C’est tout ce que je dirai à ce sujet.

Marianne Jean-Baptiste joue une héroïne très inhabituelle pour un film d’horreur. L’aviez-vous en tête dès le début du projet ?

Non. Tout ce que je savais, c’est que je voulais une femme britannique d’une cinquantaine d’années. J’ai demandé conseil autour de moi, et c’est Toby Jones qui me l’a recommandée. Il avait déjà joué dans Berberian Sound Studio, et je l’ai retrouvée par la suite lors d’une pièce faite pour la radio.

Fatma Mohamed est également incroyable dans le rôle de la vendeuse. Elle a joué dans tous vos longs métrages : qu’est-ce qui la distingue des autres actrices à vos yeux ?

Je n’ai jamais vraiment prévu qu’elle finirait par jouer dans tous mes films. Dans mon premier film, elle n’avait qu’un tout petit rôle, mais elle avait déjà cette énergie incroyable, presque sauvage. Ce n’est qu’à partir de The Duke of Burgundy, où elle joue la menuisière SM, que je me suis dit qu’il fallait que je l’engage à chaque fois. Pour In Fabric, je voulais qu’elle joue précisément ce rôle, car je sais qu’elle peut être drôle, vulnérable ou effrayante… tout ce dont un réalisateur rêve.

En tant que cinéphile, j’ai toujours beaucoup aimé les cinéastes qui tournent encore et toujours avec les mêmes comédiens, la même troupe. Bergman, Fassbinder et Hanna Schygulla, et puis John Waters et toute sa bande bien sûr : Edith Massey, Mink Stole, David Lochary, Cookie Mueller…

Dans le film, elle s’exprime comme une authentique vendeuse chic, mais également comme si elle sortait d’un tout autre film, d’un tout autre siècle, et cela participe à la perte de repères générale. Quelles indications lui avez-vous données quant à sa diction ?

Elle m’en a voulu à mort pour ça. Elle fait beaucoup de théâtre en Transylvanie, et elle jouait d’ailleurs sur scène au moment du tournage. Elle avait très peu de temps à nous consacrer et je lui ai demandé de faire trois fois l’aller/retour en l’espace de quelques semaines. Je lui avais donné le scénario bien sûr mais on a eu très peu de temps pour en parler. Or ces dialogues et le ton que je souhaitais, sont déjà très difficile à atteindre même pour quelqu’un d’Anglais. Au final, elle y est parvenue parfaitement mais en coulisses elle a eu beaucoup de mal, et c’est en partie ma faute.

J’ai pensé aux grand magasins chics de mon enfance. Ces lieux souvent très vieux, qui ont gardé des traces de l’Angleterre Edouardienne et Victorienne, et qui n’ont plus jamais évolué après les années 70. C’est la manière dont les gens s’expriment dans ces endroits-là : c’est une performance, du théâtre. Je ne sais pas si on peut dire la même chose du Français, mais l’Anglais est une langue réputée pour ses euphémismes,on dit les choses en les habillant de façon disproportionnée. Au Royaume-Uni, le parlementaire Iain Duncan Smith veut retarder l’âge de de départ à la retraite à 75 ans, et son slogan c’est « La force de l’âge ». Il y a quelques années, j’ai vu une petite annonce pour un emploi de manutentionnaire de nuit, et le poste s’intitulait « Chef du réapprovisionnement du crépuscule ». A ce niveau-là, c’est de la poésie. Ce que le gens trouvent bizarre, c’est juste une exagération de la vie quotidienne en Angleterre.

Le travail du son a toujours une place primordiale dans vos films. Quelles décisions avez-vous prises pour l’habillage sonore d’In Fabric ?

Je me suis beaucoup inspiré des vidéos ASMR que l’on trouve sur Youtube. Tout le film est pensé dans ce sens : vous pouvez n’écouter que les sons du film et vous retrouverez les mêmes sensations de frisson que devant l’une de ces vidéos. Je me suis aussi bien sûr inspiré des bruits particuliers de ces grands magasins, un bruit de fond sourd et artificiel. J’ai demandé à sept femmes d’improviser des dialogues qu’elles pourraient avoir en faisant leur shopping. On a transformé leurs voix pour en faire un chœur lointain, on a rajoute de la réverbération, du crescendo, on a travaillé leur voix jusqu’à ce que ça devienne hypnotique. Il y a également le bruit unique des catalogues, dont les pages étaient en général très fines mais particulièrement glacées. Leur son est alors très tactile, et provoque une réaction épidermique.

En parlant de son, quel souvenir gardez-vous de votre collaboration avec Björk, dont vous avez filmé la tournée Biophilia ?

Oh j’ai adoré travailler avec elle. Je connaissais bien sa musique et j’étais ravi, mais j’avais peur car n’avais jamais filmé un concert auparavant, et il s’agissait d’une co-réalisation. C’était une collaboration très satisfaisante car c’est quelqu’un qui a une combinaison étonnante : elle est très précise, elle sait ce qu’elle veut, mais dans cet espace-là elle m’a laissé beaucoup, beaucoup de liberté. La seule chose qui m’a fait m’arracher les cheveux, c’était que sur cette tournée-là, la scène était ronde. Or on filmait avec seize caméras, quel casse-tête pour ne pas les voir dans le champ ! Elle ne pouvait pas chanter sur une bonne vieille scène rectangulaire, franchement (rires) ? J’ai adoré travaillé avec elle, même si ça m’a demandé plus de notions de géométrie que ce que je pensais. Bon, pour être honnête, les questions géométriques c’est surtout le super chef opérateur Brett Turnbull qui s’en est chargé.

A propos de chef opérateur, quelles décisions avez-vous prises avec Ari Wegner quant à la façon de filmer In Fabric ?

Je lui ai dit « Tourne moi ça, et vite ! » parce qu’on n’avait pas beaucoup de temps devant nous (rires). Ce n’est pas vrai. En général je suis très spontané. Le matin j’arrive sur le plateau, je joue avec les objets – on en revient à la relation entre objets et personnes – et c’est alors là qu’arrivent le chef opérateur et les acteurs. Cette fois, nous avons dû répéter plusieurs scènes à l’avance. L’accident de voiture, l’attaque du chien et la scène de la machine à laver ont toute été storyboardées puis répétées en vidéo plusieurs fois.

Ceci dit, on avait effectivement peu de temps et d’argent. On avait d’ailleurs trop peu de vêtements pour remplir tout le magasin, on en avait juste assez pour remplir un seul coin. Par conséquent, on s’arrangeait pour toujours mettre tous ces vêtements dans le champ de la caméra, et dès qu’il fallait filmer un contrechamp, on les déplaçait dans le nouveau cadre, etc…

Je voulais aussi des couleurs saturées. Même si, dans les premières versions du scénario, il n’était pas précisé que la robe devait être rouge. Rétrospectivement, cela paraît pourtant évident. Là encore, je voulais que cela ressemble aux vieux catalogues clinquants de ma jeunesse. On me demande souvent si j’ai pensé au giallo sur In Fabric, mais pas tant que ça, ou alors pas consciemment. Mais finalement, peut-être que les artifices des grands magasins et les artifices du giallo sont les mêmes, la flamboyance, des éclairages forts et des couleurs vives… et j’y réponds de la même manière fétichiste.

Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 7 novembre 2019. Merci à Stéphane Ribola.

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