Festival de Allers-Retours | Entretien avec Liu Jian

Dévoilé en début d’année en compétition à la Berlinale, l’ambitieux film d’animation Art College 1994 de Liu Jian est présenté cette semaine au Festival Allers-Retours. Ce film raconte le quotidien de quelques étudiant.e.s en art sur leur campus. Nous avons rencontré Liu Jian à l’occasion de la rétrospective qui lui a été consacrée au récent Carrefour du cinéma d’animation.


Pourquoi avoir spécifiquement choisi l’année 1994, jusqu’à l’indiquer dans le titre même du film ?

Premièrement parce que cette période-là correspond à mes propres années universitaires, c’est en effet en 1994 que j’ai obtenu mon diplôme. Deuxièmement, 1994 est à mes yeux une très grande année artistique, dans le cinéma comme dans d’autres domaines. Cela en Chine mais aussi dans le monde entier. Il y a eu de beaucoup de très grands films chinois sortis cette année-là.


Art College 1994

Puis-je alors vous demander justement quels sont vos films chinois préférés de cette période ?

Il y a en a vraiment beaucoup, je me souviens qu’à côté de chez moi il y avait un cinéma de quartier qui passait beaucoup de films chinois et je me rappelle que je voyais beaucoup d’affiches différentes chaque semaine, cette année-là. Mais si je dois citer mon film préféré de 1994, je dois dire qu’il s’agitait plutôt d’un film américain : c’est Pulp Fiction de Quentin Tarantino.

Depuis Piercing I et Have a Nice Day, votre style visuel demeure reconnaissable mais semble avoir évolué vers davantage de réalisme. Le respect du réalisme est-il quelque chose qui vous tient à cœur ou bien laissez-vous votre imagination primer ?

Mon style cinématographique provient tout simplement de mon style de dessin. Je m’inspire en effet toujours de choses concrètes, je réunis certains matériaux préparatoires telles que des photos que je prends moi-même, des photos de scènes de la vie quotidienne, de tout ce qui se présente à moi. Par la suite, j’opère une distanciation, je trie celles que je vais utiliser et écarte les autres. Enfin, au moment de les dessiner, j’augmente ou je diminue certaines caractéristiques de ces scènes.


Have a Nice Day

Vos utilisez souvent des couleurs très vives. Est-ce une manière de prendre des libertés par rapport au réalisme, d’y apporter un relief supplémentaire ?

C’est vrai qu’il y a beaucoup de couleurs vives dans Art College 1994, mais mes deux premiers films étaient surtout gris et noir. Ces couleurs très vives sont tout simplement le reflet de comment étaient les choses à l’époque, je suis resté fidèle à mon souvenir de ces années-là.

Have a Nice Day possédait beaucoup de scènes nocturnes, ce qui est effectivement moins le cas dans ce nouveau film.

Non, ce n’est pas tout à fait vrai. Dans Have a Nice Day il n’y a pas tant de scènes nocturnes que ça. S’il y avait beaucoup de gris et de noirs, c’était pour servir un propos qui était basé autour de la violence. Dans chacun des mes films, le choix de la palette de couleurs est en réalité dicté par les thèmes du scénario.


Art College 1994

Quels sont les thèmes d’Art College 1994 qui appelaient à une palette plus chatoyante ?

Tout d’abord, la présence de personnages féminins. Ces derniers sont beaucoup plus importants ici que dans mes deux premiers films. C’est aussi bien sûr un film sur la jeunesse, sur une période de la vie qui est ensoleillée, je dirais. Ce sont aussi les couleurs de la fraicheur, du renouveau. Même si le film parle beaucoup des errements de la jeunesse, il laisse beaucoup de place à l’espoir. Ce sont ces aspects du scénario qui ont guidé le choix des couleurs.

En parlant du scénario, qu’est-ce qui vous a amené à privilégier cette structure narrative riche de nombreux personnages, plutôt que de vous focaliser de façon plus classique sur un seul protagoniste ou un seul fil rouge ?

Il faut dire que je suis parti cette fois-ci d’un scénario qui était nettement plus défini que pour mes précédents films. C’est vrai qu’il s’agit d’un récit avec beaucoup de protagonistes, c’est de loin mon film avec le plus de personnages, mais cela est dû aux besoins de l’histoire que je tenais à raconter, parce que c’est ça la réalité des dortoirs des université chinoises. Dans chaque dortoir il y a huit ou dix personnes réparties sur des lits superposés. Si je me base sur les souvenirs que j’ai de ces années-là, il y avait tout simplement du monde partout autour de moi. Je pense néanmoins que l’on peut voir deux lignes de narrations qui se dégagent progressivement : l’une concernant les personnages masculins, l’autre sur les personnages féminins.


Piercing I

Vous êtes-vous basé sur des souvenirs personnels pour écrire ce scénario ?

Oui, ce sont surtout et majoritairement des souvenirs personnels qui ont permis de tisser le scénario. En 1994 j’ai donc obtenu mon diplôme, mais j’ai également publié un roman et ce dernier m’a servi de fil directeur puisqu’Art College 1994 en est l’adaptation.

De nombreux artistes chinois célèbres, tels Jia Zhang-ke ou Bi Gan, participent au doublage du film. Assembler un tel casting faisait-il partie de votre projet dès le départ ?

Non, ce n’était pas du tout un projet que j’avais à l’origine, mais mon producteur, lui, avait les idées très claires (rires).


Art College 1994

C’est lui qui s’est occupé d’assembler ces artistes de différents domaines ?

Oui, d’abord il est allé les chercher et après il m’a convaincu, mais je trouve que le résultat est vraiment chouette, et puis cela répond bien aux besoins du film et du scénario. Auparavant, quand je m’occupais du doublage de mes films, c’était juste une étape de plus faite avec mes copains. Quand je dis que ça colle bien au scénario, c’est aussi parce que dans les universités chinoises, vous avez des étudiants qui viennent des quatre coins du pays avec la culture et l’accent de leur province. Avoir pu assembler un tel groupe d’artistes possédant la même diversité, possédant chacun leur propre personnalité linguistique, cela rend bien compte de la réalité de ces campus à l’époque. J’avais aussi la volonté que le doublage apporte une dose supplémentaire de réalisme, je voulais renforcer le sentiment de différence entre ce qui est réaliste et ce qui ne l’est pas, surtout par rapport aux attentes que les gens auraient pu avoir après Have a Nice Day.

Have a Nice Day possédait une grande dose d’humour noir. Dans Art College 1994 l’humour est plus discret mais on discerne encore quelques touches d’ironie. Quelle place avait-vous souhaité donner à l’humour dans ce film-ci ?

C’est vrai que mes deux premiers films sont typiquement dans le registre de l’humour noir, mais c’était aussi un humour qui était dicté par les besoins du scenario et qui correspondait bien aux personnages, qui étaient tous des adultes, des marginaux, avec des personnalités un peu plus rustres et moins policées que des étudiants dans la fraicheur et l’authenticité de la jeunesse. Pour ces derniers, utiliser l’humour noir n’aurait pas été pertinent. Il y a effectivement une part d’humour dans Art College 1994, mais c’est un humour que je qualifierais en tout logique de plus puéril.


Have a Nice Day

Je voulais également vous poser une question sur la violence, qui est peut-être liée à celle de l’humour. En début d’entretien vous avez cité Pulp Fiction, or l’adjectif anglais pulp m’était justement venu à l’esprit en découvrant votre film Have a Nice Day, où la violence possédait un côté jubilatoire, à l’artifice assumé. Il y a beaucoup moins de brutalité dans Art College 1994, qui est davantage réaliste, mais elle n’a pas entièrement disparu. Comment avez-vous envisagé de la mettre en scène cette fois-ci ?

Oui, dans Art College 1994 les scènes de violences sont effectivement beaucoup moins nombreuses. Il y a en avait trois à la base mais j’en ai coupée une au montage. En fait la violence est présente dans nos vies et elle était particulièrement présente dans les années 90 quand j’étais jeune. Les choses étaient alors très éruptives si je puis dire, il suffisait que deux garçons se croisent du regard dans la rue et se recroisent du regard quelques secondes après pour que cela dégénère et suscite un pugilat. La violence existe encore aujourd’hui bien sûr mais je pense qu’elle est très différente de celle de l’époque. Il faut dire que c’était une période de questionnement très profond pour la jeunesse chinoise. On sait que la jeunesse a besoin d’idéaux, a besoin d’espoir pour être porté. Or à l’époque le choix n’était pas clair, on était en plein conflit d’influences, on était dans une société ou disons dans un environnement qui commençait à s’ouvrir, avec beaucoup de questionnements sur l’avenir. La meilleure façon d’expulser toutes ces frustrations et tous ces errements, c’était la violence.

La forme de violence que l’on rencontrait dans mes deux précédents films n’était pas du tout la même bien sûr. Elle est beaucoup moins sérieuse, c’est une forme de violence exagérée qui n’aurait probablement pas cours dans la vie réelle. En plus de l’humour noir, j’utilisais dans ces films une esthétique et un rythme et particuliers, qui permettait l’irruption de cette violence-là. Ajouter des choses qui n’auraient pas lieu dans la vie réelle mais qui rajoute quelque chose au récit, c’est quelque chose que l’on peut décider en tant que réalisateur en son âme et conscience, C’est aussi ce qui permet de donner une certaine personnalité et même un certain charisme à une création cinématographique. Car ça aussi, ça fait sortir du réel.


Art College 1994

Après avoir signé trois longs métrages d’animation, envisageriez-vous de réaliser un jour un film en prise de vue réelles?

Non pas pour l’instant, mais c’est quelque chose que je ne refuserais pas si on venait à me le proposer. Mais j’ai un nouveau projet auquel je vais probablement m’atteler dès le début d’année prochaine. Il s’agira à nouveau d’une trilogie d’animation, comme celle que je viens de terminer. On est donc reparti pour trois films.

On sait qu’Art College 1994 a mis du temps pour arriver sur les écrans occidentaux, mais est-il sorti en Chine ? A-t-il été vu ?

Non, ce sera au printemps prochain.



Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 25 novembre 2023. Un grand merci à Diana-Odile Lestage et Lénaïck Lepeutrec. Crédit portrait : Jens Koch.

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