Le cinéaste mexicain Joaquin del Paso signe avec The Hole in the Fence une farce cruelle et horrifique située dans un pensionnat pour jeunes garçons. D’abord sélectionné à Venise et Toronto, le film vient d’être présenté dans la compétition internationale du Festival du Caire. Nous l’avons rencontré.
Quel a été le point de départ du film ? Qu’est-ce qui vous a donné envie de raconter cette histoire en particulier ?
J’ai étudié dans une école similaire à celle du film lorsque j’avais le même âge que les personnages. Je venais d’une école mixte et laïque, et je me suis retrouvé dans ce tout autre monde. C’était une école catholique réservée aux garçons, et la majorité d’entre eux venaient de milieux très privilégiés. Sur le papier, étudier là-bas ressemblait à une chance incroyable. Cours de langues étrangères, de musique classique, de peinture, des terrains de foot : tout était réuni pour donner l’impression que les garçons y étaient transformés en surhommes, la future élite de la nation.
Ce n’est pas pour cela que mes parents m’y ont inscrit. Disons plutôt qu’à l’époque ils traversaient une passe difficile et cette école était très douée pour faire croire aux parents qu’ils pouvaient leurs déléguer toutes leurs responsabilités. Si des parents désirent travailler 24h/24, pas de problème, l’école endosse toute responsabilité. Ce n’est pas rien de le dire: le système éducatif est tel qu’après plusieurs années passées dans ces écoles, les gamins n’ont plus du tout la même vision du monde. Ils deviennent des gentils garçons très propres sur eux en apparence, mais complètement chaotiques à l’intérieur. Ces écoles s’attaquent à la part la plus sacrée des jeunes : leur esprit. Le film vient de là : de ce moment où l’on prend conscience qu’autour de nous se trouvent des forces ou des personnes qui cherchent à briser notre esprit.
Il faut savoir qu’au Mexique, l’éducation privée n’est pas une exception, comme c’est le cas en France. C’est au contraire considéré comme la norme. Certaines écoles sont plus exclusives que d’autres, et plus les parents payent cher, plus cela a de chances d’influencer et améliorer l’avenir de leur enfant. Du moins c’est l’idée répandue. C’est un outil d’ascension sociale et la concurrence est rude, mais en réalité c’est un système pyramidal dont on n’atteint jamais le sommet. C’est pour cela que les classes dirigeantes perpétuent ce système en le finançant.
Un peu partout dans le monde, on voit des dirigeants et des patrons se comporter de façon impitoyable, comme s’ils n’avaient plus d’humanité, plus aucun respect pour la dignité humaine. Certaines personnes se demandent d’où ça vient. D’après moi, il y a à l’origine de cela une violence et une forme de harcèlement qui leur est inculquée dès le plus jeune âge, et de façon viscérale. Une violence qui est pensée comme un élément intrinsèque de l’éducation, qui est provoquée et même encouragée par les professeurs. Quand les élèves grandissent et deviennent adultes, ils arrivent à cacher cette violence derrière des belles manières mais cette oppression fait partie de leur système, de leur manière de penser. Dès qu’ils auront l’occasion d’opprimer plus faible qu’eux, ils le feront.
Pourquoi avoir privilégié une structure narrative sans véritable personnage principal?
Je m’intéresse au collectif, c’était déjà le cas dans mon premier film, Maquinaria Panamericana. Je m’intéresse à ce qui se passe quand un groupe commence à se comporter comme une seule entité. Le meilleur moyen que j’ai trouvé pour traduire cela est de passer par une multitude de points de vue. C’est aussi un moyen de développer la dimension métaphorique du récit : ce n’est pas l’histoire d’un jeune garçon peut-être gay, ça devient l’histoire de quelque chose plus grand. J’ai conscience que cette absence de protagoniste unique peut être frustrante pour certains spectateurs, mais elle l’est aussi pour moi d’une certaine manière. Je voudrais rester aux cotés de mes personnages, je les aime.
Alors pourtant que presque aucun des personnages n’est aimable, ce qui là encore est une audace allant à l’encontre des attentes de certains spectateurs.
(Rires) Mais ça veut dire quoi être aimable ? Moi je les aime bien. Je trouve que ces garçons méritent un peu d’empathie car je souhaitais montrer qu’ils ne font que répéter ce qu’on leur apprend. Ils sont à l’âge où ils possèdent encore une sorte de pureté en eux et c’est ce qui fait que le film fonctionne, je crois. Si on avait fait le film avec des ados de dix-sept ou dix-huit ans, un âge où ils auraient perdu leur innocence pour de bon, le film serait devenu intolérable. Je souhaitais que les spectateurs désirent que Diego s’enfuie, que les choses rentrent dans l’ordre, je voulais qu’on garde espoir. Je voulais qu’on se dise qu’ils sont trop jeunes pour être perdus pour de bon, même s’ils font des choses horribles. Je crois qu’il existe dans la vie un âge qui est comme un point de non-retour, et cela se situe à l’adolescence. C’est quelque chose de difficile à définir mais je crois que tout le monde en a conscience. Je voulais qu’on se situe le plus près possible de ce point mais sans le dépasser.
Pour parler de cette réalité sociale, vous utilisez plusieurs éléments issus du cinéma fantastique. Est-ce que cela vous convient si l’on considère The Hole in the Fence comme un film d’horreur ?
Oui ! Je suis d’accord, on peut dire que c’est un film d’horreur sur l’horreur humaine ou sur l’horreur sociale. En effet tout ce qui se passe dans le film est horrible, alors même que ce n’est rien en comparaison des véritables horreurs qui sont perpétrées dans ces écoles encore aujourd’hui, et sans même parler des abus couverts par l’Église catholique. Tout le monde sait que cette réalité est une horreur.
Il existe de nombreux films d’horreur se déroulant dans des pensionnats de jeunes filles, mais très peu dans des pensionnats de garçons. Était-ce quelque chose que vous aviez à l’esprit?
Dommage qu’on n’en ait pas discuté plus tôt car durant la préparation du film, je cherchais justement des références sur le thème dont vous parlez, et j’en trouvais justement très peu. Davantage que les films de pensionnats, j’avais en tête d’autres références telles que Battle Royale ou l’adaptation de Sa majesté des mouches par Peter Brook, dont j’ai d’ailleurs reproduit les méthodes de travail. Tout comme lui, j’ai monté une sorte de camp d’été où les jeunes acteurs du film ont vécu en communauté pendant un certain temps.
Pouvez-vous nous en dire plus sur la manière dont vous avez travaillé avec eux ?
J’ai fait mon casting dans des grandes écoles privées, mais uniquement des écoles laïques. Je ne souhaitais pas mettre un orteil dans une école catholique. On n’aurait pas pu faire le film sans leur mentir de toute façon. J’ai sélectionné 35 acteurs, et ils savaient très bien dès le départ de quoi le film parlait. Chaque weekend pendant 8 semaines, ils ont suivi un stage pour apprendre à se connaître et à approfondir leur jeu. Le temps que cet atelier touche à sa fin, ils se connaissaient bien et ils s’étaient déjà divisés en plusieurs groupes. Il y avait même déjà du conflit entre certains d’entre eux.
Dans ces écoles ils sont sans arrêt traités comme des gamins : on ne leur laisse jamais le choix. J’ai voulu leur donner des responsabilités d’adultes pour leur faire comprendre que faire un film c’était aussi un travail qui demande du sérieux. Ils étaient payés et comme galvanisés par le fait d’être enfin traités comme des adultes. C’est ce qui donne au final des performances extraordinaires. Je déteste les films où les enfants jouent mal parce qu’on leur demande de trop canaliser leur énergie. Ils sont figés, entravés, ils ne sont plus libres de leurs mouvements. C’est pour ça que j’ai voulu privilégier une mise en scène libre qui consistait surtout à capter leurs mouvements et les choses qu’ils proposaient. Je voulais être au service de mes acteurs.
Dans l’une des scènes, un garçon accusé d’avoir volé du gâteau se met à pleurer sous les cris de ses camarades. En la tournant, j’ai réalisé à un moment que je n’étais plus certain que l’acteur pleurait bien pour de faux. J’ai arrêté la prise mais en fait je n’y étais pas du tout. Il m’a demandé pourquoi je l’avais coupé dans son élan. Juste après, tous les acteurs sont allés s’amuser ensemble dans aucun problème.
Cette violence du système éducatif, est-ce un sujet abordé dans la société mexicaine, ou bien est-ce tabou ?
C’est un sujet douloureux pour les Mexicains, donc on verra comment le film sera reçu quand il sortira chez nous dans trois semaines. Je pense cependant que j’aborde ce sujet sans condescendance, et pas de façon trop frontale. Le cinéma mexicain est comme prisonnier de certains thèmes récurrents : d’un côté le trafic de drogues, de l’autre les populations défavorisées. La violence ou la pauvreté, voilà les deux visages de notre cinéma. C’est super important de parler de cela, mais il y a quelque chose qui me perturbe dans le système.
Vous savez, le cinéma mexicain n’est pas vu au Mexique. Le critère quasi-unique qui vient valider la valeur de nos films, ce sont les retours des spectateurs étrangers et les sélections dans des festivals internationaux (ce qui est normal, c’est leur travail). Or ces festivals européens, Cannes en premier lieu, perpétuent la récurrence de ces thèmes en ne montrant que des films mexicains misérabilistes. C’est un point de vue très colonialiste. Cela crée en retour des attentes mono-thématiques sur notre cinéma, autant du côté européen que du nôtre. Cela a pour résultat qu’il existe beaucoup de films sur des personnes défavorisées, mais qui sont produits dans des contextes très privilégiés. Cela donne des films qui pointent du doigt des injustices, et qui sont applaudis par tout le monde, mais qui au final ne provoquent absolument aucun changement chez nous. Je ne prétends pas être au-dessus de tout ça, mais il y a quelque chose qui sonne faux là-dedans.
Non seulement The Hole in the Fence n’est pas mono-thématique, il a ceci d’inclassable qu’il est à cheval sur plusieurs genres : c’est un drame réaliste, un film d’angoisse, mais aussi un sorte de comédie d’aventure. C’est un film cruel qui est parfois très fun.
Je suis très content que le film vous ait amusé (rires). À l’origine, le scénario possédait encore davantage de scènes de comédie, mais on peut facilement en faire trop avec le rire. Il fallait éviter que cela vienne déséquilibrer l’ensemble ou gâcher le sérieux du dénouement. J’ai donc enlevé certaines scènes, mais l’atmosphère humoristique est tout même restée, quelque part en arrière-plan. Elle est parfois plus flagrante, comme dans le cas du professeur japonais tellement enthousiaste qu’il a l’air de sortir d’un film d’aventure.
J’aime le contraste. Je voulais que le film demeure charmant alors qu’il est très sombre. C’était mon but et je voulais que cela se reflète dans la mise en scène, dans la photo et dans la musique. C’est d’ailleurs pour cela que la musique est signée par les compositeurs de la série Stranger Things. Inclure dans l’équipe des personnes responsables d’un succès aussi attractif, ce n’était pas anodin. C’était important que le film soit excitant, parce que pour les personnages, c’est justement très excitant. À la fin ils rentrent tous chez eux, enfin presque tous, et si on leur posait la question ils diraient surement qu’ils ont vécu une aventure incroyable.
La séquence de fin montrent que certains sont déjà passés à autre chose dans leur tête, tandis que d’autres ont désormais franchi ce point de non-retour dont on parlait tout à l’heure, mais ces derniers ne sont pas forcément moins heureux, car ils ont un nouveau pouvoir : ils sont enfin devenus les hommes qu’ils voulaient être, même si désormais le mal brille dans leurs yeux.
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Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 5 octobre 2021.
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