Révélé il y a cinq ans avec Ixcanul, le cinéaste Guatémaltèque Jayro Bustamente revient avec La Llorona, un très enthousiasmant mélange de légende horrifique et de réalisme historique. Ce film sort le 22 janvier et nous avons rencontré son réalisateur…
Avant de parler de La Llorona, je voudrais revenir sur l’accueil de ton film précédent, Tremblements. A sa sorti, tu t’es retrouvé accusé de dénaturer l’image sacrée de la famille avec ce personnage homosexuel. Avec le recul, peux-tu nous dire ce qui s’est passé?
C’est allé assez loin. C’est une femme politique qui a lancé cette polémique. Sur les réseaux sociaux, elle a publiquement accusé le film d’avoir été intégralement financé par l’Union Européenne et son « lobby LBGT » dans le but secret de détruire la famille guatémaltèque, rien que ça. Elle a continué pendant trois semaines, avant d’écrire finalement un dernier message du style « naturellement chacun est libre d’aller voir ce film et d’être un collabo ». J’imagine qu’elle s’est retenue d’invoquer une éventuelle collaboration avec le diable (rires).
Au final le film est tout de même sorti, il a eu un joli succès même s’il a évidemment été affecté par les critiques. Ça n’a pas été facile pour tout le monde d’assumer publiquement d’aller voir un film sur ce sujet encore tabou, alors il a beaucoup circulé grâce à la piraterie. Il faut dire que c’est monnaie courante au Guatemala. C’est très facile de trouver le DVD du film à 50 centimes dans la rue, souvent à l’entrée même des cinémas qui le diffuse. Finalement, c’est comme ça que le film a trouvé son public.
Avec La Llorona, tu t’attaques à un sujet encore plus tabou : le génocide des Mayas, qui officiellement n’est toujours pas reconnu.
Parler des Indiens, de la communauté LGBT, de la religion ou de l’Histoire récente du Guatemala c’est toujours difficile. Ce sont des sujets face auxquels on est encore en plein déni. On refuse d’admettre qu’il y a des discriminations, qu’il y a de la violence. Comme le génocide est passé, beaucoup estiment que ça ne sert plus à grand chose d’en parler, que c’est un problème qui a disparu et s’est résolu tout seul. Le film n’a pas encore été vu au Guatemala pour l’instant. Comme on pressent qu’il va être très attaqué, on préfère d’abord le sortir à l’étranger pour pouvoir emmagasiner le maximum de soutien de la presse et des festivals.
Selon toi, en quoi est-ce que le genre fantastique peut être un outil pour parler indirectement des horreurs de la vraie vie, tel ce génocide ?
Ce n’est pas forcément toujours le meilleur outil. Quand j’ai commencé à faire ce film, c’était la toute première fois que j’avais autant à l’esprit le public local. Sachant qu’il ne veut pas parler de ce sujet, je voulais l’inviter à le ré-aborder, le ré-envisager, avec un langage qu’il aime. Au Guatemala, les gens consomment énormément de films d’horreur, autant que les films de super-héros. Et puis le personnage de la llorona est une icône très importante chez nous comme dans d’autres pays d’Amérique latine, c’est presque une héroïne, même si sa légende appartient au registre de l’horreur.
A partir de là, il était très simple d’utiliser le registre du film d’horreur pour parler du génocide. C’était presque évident, à tel point que j’avais peur de la facilité que peuvent offrir les codes du genre. Cela peut être très tentant d’abuser des jump scares pour faire sursauter le public, de viser l’efficacité facile. Moi-même je suis le premier à sursauter, même devant des scènes où il ne se passe rien du tout ! L’enjeu que je ne voulais jamais perdre de vue, c’est que les codes du genre ne deviennent jamais plus effrayants que la réalité. Voilà l’équilibre que j’ai voulu garder comme cap. La réalité du génocide est tellement horrible qu’on ne peut pas se permettre de la minimiser, ou d’en faire un spectacle.
Comment as-tu choisi la scène qui ouvre le film, qui ressemble autant à une prière collective qu’à un sabbat de sorcière ?
C’est une scène que j’aime beaucoup, ça a été très facile de la choisir pour commencer le film. Il faut savoir que la quasi totalité de ceux qui ont participé au génocide sont des gens très croyants, qui parlent et agissent au nom de dieu. Le dictateur, à l’origine, était un pasteur évangéliste. Je voulais mettre la religion au centre du film. Dans le mouvement évangéliste en question, la forme des prières est très libre, on peut réciter ce qu’on veut. C’est là que ça devient intéressant parce que ça veut dire qu’on peut interpréter le rôle de la prière de plein de manières différentes.
Dans cette scène, on a d’abord l’impression que les femmes s’adressent à Dieu, mais quand on prête attention à ce qu’elles disent, ça devient beaucoup plus bizarre : « entre en moi, utilise-moi, utilise ma bouche et mon corps ». Or, dans le monde des esprits, une entité fantastique ne peut pas rentrer dans une maison si elle n’y a pas été invitée. Le film commence donc ironiquement avec une invitation à la llorona.
D’où vient Margarita Kenéfic, l’incroyable actrice qui joue la femme du général?
Elle est magnifique ! Je l’avais rencontré lors du casting que j’avais fait pour Tremblements. Pour des raisons de cohérence, j’avais alors décidé de privilégier une autre actrice qui ressemblait plus à l’acteur principal, mais j’étais fasciné par Margarita, par ce qu’elle dégage, par sa vie-même. Elle a été guérillera, elle a dû fuir le pays, elle a obtenu l’asile politique au Mexique. C’est une actrice de théâtre très engagée politiquement, qui s’est toujours battue pour les droits humains. La Llorona a représenté un double but pour elle : travailler au cinéma pour la première fois de sa carrière, et poursuivre ce qui a été le combat de sa vie.
Quelles questions t’es-tu posées pour le traitement esthétique de cet équilibre entre réalisme et fantastique ?
Du moment où on avait décidé d’utiliser le registre fantastique, tout était permis. C’était passionnant. Pour autant j’ai voulu garder comme base les mêmes références cinématographiques que dans mes précédents films : le cinéma des années 70, autant japonais qu’européen, mais avec cette fois une touche baroque. Je voulais aller vers beaucoup de baroque, presque vers le mauvais goût. Il doit bien y avoir des vieux militaires qui ont bon goût mais honnêtement, je n’y crois pas trop, donc c’est très bien si la maison du film a l’air moche (rires). On s’est beaucoup amusé à aller dans cette direction, même si ça reste discret au final.
Vu l’importance centrale de l’élément aquatique dans la légende de la llorona, je voulais donner l’impression que la caméra pouvait se mettre à flotter. Bon, pas de façon ridicule en faisant des moulinets, bien sûr (il imite le bruit d’un fantôme en remuant les bras, ndlr), mais c’est pour ça que très souvent il y a un mini travelling, un mini mouvement de caméra, un léger décalage qui change les repères.
En parlant de travelling arrière, celui qui accompagne les protagonistes au moment où ils sortent de l’ambulance est impressionnant. Que voulais-tu évoquer avec cette mise en scène bien particulière?
Comme le film est un huis-clos, je savais que j’allais avoir très peu d’occasion de filmer le monde extérieur. Je tenais donc à rendre ce monde-là le plus marquant possible. Contrairement aux apparences, ce n’est pas une scène réaliste. Un homme d’un tel statut social habiterait sûrement dans une maison dotée d’un garage, l’ambulance rentrerait surement à l’intérieur plutôt que de s’arrêter devant l’entrée. Je le savais, et je voulais en jouer. Je voulais souligner son coté démuni. Je voulais jouer avec le désir de vengeance : qu’est ce qui se passerait si cet homme-là se retrouvait littéralement aux mains du peuple ? Est-ce sain que notre soif de justice devienne une soif de vengeance ?
Tous les figurants que l’on voit dans cette scène sont tous des descendants ou des proches des disparus et des victimes de la guerre. Ils jouaient un rôle, mais ils étaient aussi habités par leur réelle recherche de justice. Quand les comédiens principaux ont dû traverser cette foule, ils ont réellement eu peur, ils se sont pris des coups pour de vrai !
Quelles étaient tes références en terme de cinéma fantastique ?
Des classiques. Quand on apprend à nager, on ne s’éloigne pas trop du bord de la piscine histoire de pouvoir s’accrocher en cas de panique. Moi je voulais garder des références solides à portée de main, pas pour les reproduire mais pour me guider. Shining, La Malédiction et The Witch. Trois huis clos familiaux, trois chef d’œuvres.
Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 17 janvier 2020. Un grand merci à Matilde Incerti. Source portrait
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