Grand Prix au dernier Festival de San Sebastian, O Corno est réalisé par l’Espagnole Jaione Camborda. La cinéaste raconte, dans l’Espagne franquiste du début des années 70, l’histoire d’une femme qui en assiste d’autres, pour les aider à accoucher ou à avorter. Jaione Camborda partage un point de vue poignant sur la sororité dans ce film à la construction étonnante et dont la photographie est signée Rui Poças. O Corno sort ce 27 mars en salles. Jaione Camborda est notre invitée.
La structure de O Corno est plutôt imprévisible et dessine peu à peu le portrait d’une sororité. Était-ce un thème qui vous tenait à cœur dans cette histoire ?
Oui, tout à fait. Maria est certes la protagoniste mais autour d’elle, tous le personnages secondaires ont beaucoup d’importance. Elles symbolisent d’ailleurs toutes des facettes de Maria, c’est ainsi que les ai imaginées : l’une représente Maria telle qu’elle a peut-être été du temps de sa jeunesse, une autre représente ce qui attend Maria à l’avenir. Si j’ai voulu cela c’est dans le but d’éliminer toute forme de distance entre les personnages et donc toute distance entre les spectateurs et elles. Je voulais que le public s’identifie ou du moins ressente une empathie avec ces femmes. On pourrait même dire avec la Femme puisqu’elles sont toutes la même, d’une certaine manière. C’est là qu’on en vient effectivement à l’idée de sororité : ce qui relie toutes les femmes entre elles.
Comment avez-vous abordé la reconstitution historique, qui reste assez discrète et donne parfois l’impression que l’histoire pourrait se passer aujourd’hui ?
C’était fondamental pour moi de montrer cette époque telle qu’elle était. Cette époque de la dictature, celle du Franquisme, était une époque de prohibition, d’interdits et de peur et il fallait que cela soit concret à l’écran. Tous les humains souffrent de ce type de régime basé sur l’interdit, mais peut-être que les femmes en souffrent encore davantage. Faire en sorte que les repères temporels ne soient pas trop marqués, c’était une manière de permettre aux spectateurs d’en faire l’expérience au temps présent, de créer un dialogue invisible entre passé et présent. Parce qu’après tout, ce passé-là n’est pas parti très loin. Aujourd’hui, un peu partout dans le monde, on entend de plus en en plus de voix qui veulent reprendre le contrôle du corps et de l’esprit des femmes, à commencer par les partis politiques. Cette voix-là, c’est la voix du passé.
Pouvez-vous nous en dire plus sur votre collaboration avec Rui Poças sur ce film ?
Rui et moi avons fait un travail intense, passionnant. Avant le tournage, nous avons fait un petit atelier lui et moi où nous avons énormément échangé au sujet de ce qu’on souhaitait voir véhiculé par l’image. Comment traduire l’urgence et l’intensité des situations en choix picturaux ? Fallait-il montrer beaucoup de ciel ? Cela empêcherait-il de traduire la sensation d’asphyxie dont souffrent les personnages ? Rui est quelqu’un de très créatif et on s’est très bien compris. On était vraiment sur la même longueur d’onde. Ça a été un travail très facile.
Pouvez-vous nous parler de votre choix de Janet Novás et de la manière dont vous avez travaillé sur son expressivité physique à l’écran ?
A l’origine, Janet n’est pas une actrice de cinéma, c’est d’ailleurs son tout premier film. Elle fait de la danse contemporaine. Je connaissais son travail et j’avais vraiment été happée par sa présence la première fois que je l’ai vue sur scène. Elle possède une intensité très particulière, une honnêteté presque brutale, ou en tout cas disons qu’elle a une relation très honnête avec la réalité, son art est sans compromis. Tout cela me paraissait très important pour le personnage de Maria.
Je l’avais invitée à passer des auditions pour le film, mais j’avais également invité des actrices, professionnelles ou non. Janet s’est rapidement imposée par son incroyable potentiel et son expression physique. Par ailleurs, il se trouve que sa mère est agricultrice. Elle connait donc parfaitement le monde du travail de la terre, elle connait très bien les femmes qui ont passé leur vie dans cet univers-là.
Comment vous est venu le titre de votre film ?
Le titre original du film, O corno, fait référence à l’ergot de seigle. Il s’agit d’un champignon vénéneux et parasite, que l’on trouve beaucoup dans la région de la Galice. Il se trouve que pendant longtemps, ce champignon a secrètement été utilisé par les femmes de Galice de deux manières. D’un côté cela pouvait servir à augmenter la fertilité et avoir des enfants, mais de l’autre cela pouvait permettre d’avorter discrètement. C’était bien sûr très loin d’être une option confortable, cela se faisait de façon terrible, mais c’était un usage répandu et connu des femmes du coin.
Un tel parallèle entre naissance et mort, je ne pouvais que trouver cette image fascinante. Je crois que ce que j’ai voulu montrer avec ce titre, et avec ce film en particulier, c’est que donner naissance et avorter peuvent être considérés comme deux facettes de la même chose, les deux sont des expériences de la maternité et de la féminité à leur manière. Et puis ce mort espagnol, corno, fait référence aux cornes, cela me faisait penser à l’image d’un animal potentiellement dangereux, et inconsciemment, cela évoque un rapport soudain très différent à la nature.
Qui sont vos cinéastes de prédilection et/ou qui vous inspirent ?
Il y en a tant que ce serait difficile de tous les citer. Pour ce projet en particulier, il y a un cinéaste qui m’a encore davantage inspirée que les autres. Il s’agit d’Artavazd Pelechian, et en particulier son court métrage Vie.
Entretien réalisé par Gregory Coutaut et Nicolas Bardot le 28 septembre 2023. Merci à Ainhoa Pernaute.
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