Sélectionné à Sundance, au Festival de Cannes ou encore à Deauville, Leave No Trace est le nouveau long métrage de l’Américaine Debra Granik, réalisatrice entre autres de Winter’s Bone. Ce film fait le récit d’apprentissage singulier, attachant et subtil d’une jeune fille vivant coupée du monde, clandestinement et dans une forêt, auprès de son père. La réalisatrice, chaleureuse et passionnée, revient pour nous sur les questions politiques du film et sur ses choix de mise en scène.
Comment avez-vous choisi d’adapter le roman de Peter Rock ? Pourquoi souhaitiez-vous raconter cette histoire en particulier ?
Tout d’abord j’aimais beaucoup les thématiques abordées par le livre. Pourquoi ces gens vivent dans la nature ? Comment font-ils avec si peu ? Que cherchent-ils ? C’est une situation qui suscite immédiatement un sentiment de mystère. Dès qu’une personne vit de manière non-conventionnelle, il y a du mystère. Ça, c’était les questions de base : pourquoi et comment. Je me suis également intéressée à ce qui pouvait se passer une fois que les protagonistes sont retrouvés. Comment leur relation peut évoluer. Tout cela pose des questions existentielles : comment trouve t-on le bonheur et l’endroit auquel on appartient.
Vous avez évoqué l’évolution de la relation entre les deux protagonistes : l’un des éléments forts du film est justement la manière dont vous racontez l’émancipation de la jeune héroïne hors des schémas paternalistes. C’est une chose à la fois complexe et subtile. Est-ce un thème qui dans le film vous est cher ?
Oui, tout à fait. Il existe beaucoup d’histoires d’émancipation de jeunes filles. Des adolescentes qui sont amoureuses, qui rencontrent le mauvais garçon, qui tombent enceintes. Je me suis demandé quelles étaient les autres manières de montrer ce que peut traverser une jeune fille. Que ce ne soit pas seulement une question de sexualité. Qu’est-ce qui arrive dans son cœur, comment développe t-elle sa propre identité. Je peux aimer ces films-là, mais on ne peut pas se limiter à des histoires de premier amour. Ce sont de belles histoires, mais il y en a déjà beaucoup !
Il y a au tout début du roman que vous adaptez cette phrase : « Les voitures et les camions passent en rugissant sur l’autoroute, les gens à l’intérieur regardent droit devant eux, ils pensent à leur destination, aux événements à venir et sans doute aux choses qu’ils ont faites auparavant, sans songer à nous, ni même nous voir ». Êtes-vous d’accord si je vous dis que votre cinéma consiste à regarder ceux qu’on ne voit pas ailleurs ?
Je le pense, oui. Et ça m’intéresse. On en sait beaucoup sur la culture mainstream, sur ce qui est évident dans une ville. Ce sur quoi on communique, dont parlent les magazines, ou qui est traité non-stop sur internet. Là, la question se pose sur ce qui se passe au-delà de cette ceinture. Comment survit-on ? Pourquoi veut-on quelque chose de différent ? Cela peut sembler à première vue incompréhensible. Pourquoi donc ces gens ne veulent pas d’un iPhone 9 ? Ou 10 ? Mon précédent film parlait de gens qui se nomment eux-mêmes des hillbillies ; on croit savoir qui sont ces gens mais il faut peut-être parfois aller les rencontrer ! Qu’est-ce qui se passe dans leurs vies ? Le roman parle aussi de ça : comment des gens essaient de vivre avec beaucoup moins ? Qui sont-ils ? Comment font-ils ?
Vous parlez justement de gens qui semblent vivre déconnectés du système. Et c’est une très bonne façon de parler du système…
Vous avez raison, et c’est une manière de faire qui est interactive. On y pense malgré tout sans avoir à en parler, et j’aime cette idée. C’est parfois ce qu’on ne montre pas que le spectateur doit voir en premier lieu. Et il doit être actif. J’ai par ailleurs mené des recherches, notamment sur les travailleurs sociaux. Ceux-ci sont joués par des acteurs mais la plupart des autres personnes qui apparaissent dans le film jouent leur propre rôle. J’ai rencontré des vétérans, je leur ai demandé quels comprimés on leur fournissait, pourquoi ils en prenaient etc. Et toutes ces recherches, toutes ces histoires étaient basées sur des choses de tous les jours.
Dans le roman, l’héroïne s’appelle Caroline. Ici, elle s’appelle Tom, comme votre actrice. Pourquoi ce changement ? Ou est-ce simplement une coïncidence ?
En fait pendant les répétitions, nous passions notre temps à appeler Thomasin (McKenzie, qui joue le rôle principal, ndlr) Tom. Moi, Ben Foster, tout le monde. Elle était si impliquée dans le personnage, si proche d’une certaine façon, que je lui ai demandé si ça la dérangerait qu’on nomme le personnage Tom. Je me suis assurée que ça ne créerait pas de confusion chez elle. Elle était enthousiaste, au contraire, car cela l’aidait à être le personnage. Et puis j’aimais bien l’idée d’avoir un prénom unisexe. Cette décision nous semblait juste, mais elle n’a pas forcément été facile à prendre car changer un nom choisi par un auteur n’est pas anodin. Mais on lui a expliqué, notamment qu’on n’avait rien contre le prénom Caroline…
Il y a d’ailleurs eu d’autres modifications par rapport au roman…
Oui, beaucoup.
Comment avez-vous échangé à ce sujet avec Peter Rock ?
On a fait beaucoup de rencontres, je lui ai parlé de ce qui parfois ne me semblait pas si clair dans le roman. Il était très ouvert d’esprit, et m’a dit : « mon livre, c’est mon livre. Ce que tu fais, c’est autre chose, une version 2.0 ! Ecoute ton imagination ». On a beaucoup discuté sur la fin, sur le personnage du père. C’était bien. Et on a eu de la chance que cela se passe ainsi.
Vous étiez en train de rédiger la dernière version du scénario lors de l’élection américaine. Dans quelle mesure diriez-vous que votre film prend un sens différent sous la présidence de Trump ?
Il y a deux clefs pour comprendre l’état de la société et comment on peut s’y sentir actuellement. L’une est Trump, l’autre est internet. C’est une culture de démolition. D’un coup, on se met à penser que tout le monde est les uns contre les autres, qu’il n’y aura plus jamais de bonté. Voir des braves gens, respectables, devient très précieux, ça a de la valeur.
Un collaborateur m’a dit, une fois, « tu as une histoire avec des gens qui vivent dans les bois, mais tu n’as pas de vilaine sorcière ? ». Mais je n’en trouve pas ! Vivre comme le font les personnages peut être terrible. La pression du froid, de la faim, de la maladie, de ne pas être protégé. Mais la conformité est aussi une pression. La loi, les règles. Il ne s’agit pas d’avoir un personnage de méchant. Il n’y en a pas. Personne ne veut punir les personnages. Il est question d’autre chose. De pressions, économiques notamment. La pression du consumérisme. Et c’est dur de dévier et d’éviter cette pression. Elle pousse les personnages.
Dans cette époque chaotique, de tweets nuisibles, j’ai aimé être dans une histoire où personne n’est sur Twitter ! Hors de cette conversation hyper-amplifiée. Silence ! Stop ! (rires) J’ignorais, d’une certaine manière, ces pressions. Que des gens me hurlaient dessus, qu’internet était si bruyant et insistant. Il y a ça, et il y a cette force nouvelle, horrible, ignorante, totalement irréfléchie qu’est le gouvernement. Un pouvoir qui est dans l’inexactitude permanente, factuelle. Cette culture folle du capitalisme global dérégulé. C’est comme une fête au sommet, sur une terrasse. Mais c’est quoi cette fête ? Une fête de vautours. C’est du vautourisme ! Et revoir des gens décents, qui vivent avec humilité, c’est quelque chose que j’avais presque oublié. Et ça m’a affectée.
Comment avez-vous travaillé sur le style visuel avec votre directeur de la photographie Michael McDonough ?
On adore travailler ensemble. On a pris la décision de travailler à partir d’une technologie de base. Peu d’équipement, de la lumière naturelle, une utilisation des reflets. Pas d’énormes générateurs, de camions géants dans les bois. Il y avait deux types d’objectifs pour filmer. Un pour la forêt, l’autre pour la ville. Et cela donne différentes nuances à ce que l’on voit. On a beaucoup fait attention aux formes et aux motifs. On voulait que la caméra puisse s’approcher de très près et créer une intimité. Que le sentiment soit différent des scènes en ville, qu’il y ait un jeu sur cette perspective. De la caméra à l’épaule pour suivre les acteurs avec souplesse. Que la technique soit discrète, sur un plateau calme.
Et le film est d’ailleurs souvent sans dialogues. Était-ce prévu dès le départ ou avez-vous travaillé sur ce point lors du tournage ?
Les deux. Le scénario n’était déjà pas très bavard, il n’y a pas de dialogues d’exposition par exemple. Ben n’avait pas beaucoup de dialogues, mais il en a enlevé davantage, en m’indiquant : « je n’ai pas besoin de dire ça ou ça ». La façon dont le père et sa fille se regardent importe. On comprend davantage comme ça que par les mots.
Quels sont vos cinéastes favoris, ceux qui vous inspirent ?
Je vais peut-être commencer par les Français ? J’adore Laurent Cantet, Céline Sciamma. Claire Denis bien sûr. Ils sont belges mais parmi les cinéastes de langue française, les frères Dardenne. Dans le cinéma plus ancien, je pense à l’écriture et la philosophie de Robert Bresson, ses Notes sur le cinématographe sont très importantes pour moi. J’adore Jacques Becker, Jean Renoir, le cinéma français des années 30. L’Italie d’après-guerre, le néoréalisme. Werner Herzog. Le réalisme social dans de nombreux pays. Celui qui existait aux États-Unis dans les années 30 ou 40. King Vidor, William Wellman. La Nouvelle Vague tchèque. Le cinéma nordique : Lukas Moodysson, les expérimentations du Dogme. Vinterberg et Festen. Mes influences sont très larges !
Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent au cinéma ?
Bande de filles de Céline Sciamma. J’ai vu Paris différemment. La vie en banlieue de façon différente. Les problèmes de ces jeunes filles, les questions de classes sociales. J’aime les technique utilisées, quelque chose de rafraichissant. Je pense aussi à The Rider de Chloe Zhao. Et puis pour un réalisateur plus confirmé, je pense à Aki Kaurismaki et L’Autre côté de l’espoir. J’ai adoré ce film. Il parle de quelque chose qui se passe ici et maintenant. Précisément maintenant. Mais avec humour, en évitant le « gnan-gnan » (en français). Un humour humaniste. C’est très dur à faire ! Et lorsque j’ai vu La Fille inconnue des Dardenne, l’absence de musique m’a frappée. Aux États-Unis, la musique est presque obligatoire, on imagine que le public va mourir s’il n’y en a pas ! Là c’est un geste radical et intense. J’adorerais faire ça mais je ne sais pas si j’en aurais la possibilité.
Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 17 septembre 2018. Un grand merci à Laurence Granec et Vanessa Fröchen.
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