Quelques aristocrates se retrouvent dans un manoir isolé et entament d’intenses discussions. C’est le point de départ du monumental Malmkrog réalisé par Cristi Puiu, un film hypnotique et hanté qui était l’un des sommets de la dernière Berlinale. Ce long métrage sort ce 8 juillet en salles et nous vous le recommandons chaudement ! Son réalisateur nous en dit davantage sur cette œuvre hors normes…
Aurora, Sieranevada et aujourd’hui Malmkrog. Les titres de vos films sont souvent brefs et énigmatiques. D’après vous, qu’est-ce qui fait un bon titre de film?
Le titre d’un film, d’un roman ou d’un poème, doit inviter le spectateur ou le lecteur à aller plus loin. A travers le titre et l’affiche d’un film, l’auteur installe une relation directe avec le spectateur, et pourtant, paradoxalement, le titre et l’affiche appartiennent dès le départ au spectateur. Avant même d’être en contact avec l’œuvre, il la travaille déjà par son imagination, par les questions qu’il se pose. C’est pour cela qu’il y a dans chaque titre une place que je souhaite laisser libre à la spéculation.
Aurora, c’était à la fois le début de la journée et de la civilisation. Le crime comme événement fondateur de la civilisation (et donc de la journée du personnage), c’était un résidu de ma lecture assidue de René Girard au début des années 2000. C’était un clin d’œil. Dans ma tête, l’auteur d’une œuvre et l’auteur d’un meurtre peuvent être mis côte à côte. Une œuvre artistique, ça fait des dégâts aussi. D’ailleurs dans la législation, on emploie bien le terme d’auteur d’un crime.
Malmkrog c’était un vrai cadeau. C’est le nom allemand du village où l’on a tourné, et quelqu’un de l’équipe a fait remarqué en plaisantant qu’on dirait le nom d’un meuble Ikea. Le titre de travail était Le Manoir, mais je désirais trouver un titre qui raconte quelque chose de plus sur l’esprit du film. Malmkrog ne voulant rien dire, c’est la sonorité du mot qui m’a plongé dans un état d’esprit assez mystérieux. Quand Baudelaire a inventé le spleen, c’était un mot qui correspondait à un état d’esprit particulier, Malmkrog aussi à sa manière.C’est comme le nom d’un événement historique qui n’a jamais eu lieu. Pour moi c’est un titre qui traduit parfaitement l’état d’esprit que l’on peut traverser quand on est, comme les personnages, face à la fin du monde.
Alors que Malmkrog est en apparence très rigoureux, vous avez inventé la mise en scène au fur et à mesure du tournage. Vous parlez même de « freestyle filmmaking ». Pouvez-vous nous en dire plus ?
Les membres de l’équipe m’ont détesté ! On ne savait pas du tout ce qu’on allait tourner le lendemain, donc c’était super freestyle, en effet. Le film n’a pas arrêté de changer dans ma tête, y compris au montage. Dans le texte de Vladimir Soloviev, il y a un très grand point d’interrogation sur notre condition humaine. On en a beaucoup discuté avec les acteurs. On a traversé des états d’âme et d’esprit très particuliers, c’était assez bouleversant. On discutait tous les jours, y compris avec Jean-Paul Bernard, qui a fait le son. C’était un laboratoire, une cuisine. Mais on restait sans réponses certaines face à ce point d’interrogation, on finissait toujours dans un cul-de-sac. La seule issue c’était d’en sortir par le haut.
A la base, le récit était divisé en trois chapitres, chacun se terminant par une exécution vue d’un point de vue différent. J’ai longtemps imaginé que cette scène d’exécution se trouverait finalement en clôture, et que le film s’ouvrirait sur une scène de chasse. On y aurait vu une partie des invités quitter le manoir pour aller chasser, et on aurait passé le film avec ceux qui restent à l’intérieur. Plus tard, je pensais même montrer une centaine de sangliers morts dans la neige, mais c’est une idée qu’on a dû couper pour des questions d’argent. Plein de séquences et d’idées ont disparu comme cela.
J’avais également en tête de faire débarquer un astronaute au ralenti sur un morceau des Bee Gees. J’ai passé deux semaines au moins à penser à cette fin. J’étais hyper excité. On a eu plein d’autres idées telles que celle-ci. On voulait par exemple que ce manoir d’époque soit meublé de façon très contemporaine, sans que cela soit jamais expliqué. Ce que l’on voulait, c’était trouver la formule de mise de scène la plus juste pour restituer le vertige de ce texte, où dans chaque chapitre il y a quelque chose qui reste en suspension. Mais une fois qu’on était arrivé à une conclusion, tout était installé de façon très rigoureuse.
Faire ce film, c’était une manière d’aller à la recherche de mon angoisse. Mes angoisses concernant l’installation du communisme. D’ailleurs, avant de me lancer dans ce film, j’ai hésité à adapter Les Possédés de Camus, vous voyez. Mais je ne voulais pas être trop réaliste. Dès le départ je voulais tourner dans un mélange de français et de roumain. A l’époque, les aristocrates hongrois parlaient d’abord l’allemand puis le hongrois, mais s’ils avaient eu une invitée française comme dans le film, ils auraient pu lui parler dans sa langue. A l’époque, la Transylvanie faisait certes partie de l’empire austro-hongrois, mais qu’est-ce que des Français et des Russes seraient venus faire dans cette région à ce moment-là? C’est quand même avant la révolution bolchevique.
Cette mise en scène fantomatique, ces paradoxes chronologiques dans le récit, était-ce une manière de suggérer que l’Histoire n’est pas une science exacte ? Qu’il s’agit d’une construction soumise à la subjectivité ?
Oui, je suis arrivé à cette conclusion. Je changerai peut être d’avis à la fin de ma vie, quand je serai devant le peloton d’exécution, mais aujourd’hui et pendant la fabrication du film, j’avais en tête cette idée très précise : la perception de l’Histoire, ou plutôt la conscience du fait que l’Histoire n’existe pas. Il n’y a pas d’Histoire, il n’y a que des histoires qu’on se raconte les uns les autres. Les vainqueurs sont les propriétaires de l’Histoire, toujours.
C’est quelque chose dont j’ai pris conscience au moment où je préparais Sieranevada. Mon désir était de faire un film sur un événement qui a réellement eu lieu : la commémoration de la mort de mon père. J’ai donc parlé avec les membres de ma famille, et alors que nous étions tous présents à l’époque, chacun d’entre nous en avait gardé une vision différente, et s’en faisait une histoire propre. Je ne pouvais pas croire que les différences entre nos souvenirs communs soit si grandes et si violentes. Ça m’a frappé jusqu’aux larmes.
A l’intérieur d’une même scène, la profondeur de champ change régulièrement, et la caméra se met parfois à suivre un autre personnage que celui qui est en train de parler. C’est comme si l’espace lui-même devenait également subjectif. Cela rejoint le même ordre d’idée ?
Oui, cette perte de repère visuel nous raconte elle aussi quelque chose sur coulisses de l’Histoire. Il fallait que j’imagine une mise en abyme aussi subjective et aussi ambiguë que possible pour superposer les énoncés des personnages de Soloviev dans un système qui n’appartienne pas à l’Histoire de façon immuable. Il ne fallait pas non plus pousser trop loin cette ambiguïté de la chronologie et des repères historiques, mais c’était obligatoire qu’on voie qu’il y ait un bug dans la matrice.
C’est la fonction du tableau Les Quatre saisons de Poussin, que l’on voit accroché au mur. C’est un tableau de dominance bleuâtre, grisâtre. Or Nikolaï et Madeleine sont habillés avec les mêmes couleurs. Dans le texte d’origine, ce sont les personnages qui représentent le conflit idéologique et théologique entre Soloviev et Tolstoï, et dans le film ils ont une relation trouble. Je voulais jouer sur l’ambiguïté de cette toile de fond sur laquelle sont placés les personnages, comme s’ils étaient englobés par ce tableau ancien et qu’ils en faisaient eux-mêmes partie sans le savoir.
Mais il ne fallait pas que tout ça ne devienne trop démonstratif. C’est le devoir de l’auteur de se dissoudre. Dès que le geste auteurial est visible, alors on parle d’un auteur malade, souffrant d’une maladie très grave qui hante les auteurs de ce monde: la démiurgie.
Un manoir en Transylvanie dont il est presque impossible de sortir, des personnages prisonniers du temps et de l’espace : peut-on dire que d’une certaine manière, Malmkrog est un film de maison hantée ?
C’est une interprétation légitime. Je me suis enfermé de plus en plus dans des espaces sans issue, et des histoires sans issue ou presque. Cela provient de l’intérêt que j’ai pour la mort. Ma mort personnelle, la mort de mes proches. La disparition et la séparation des gens auxquels je suis attaché, c’est le principal moteur qui me pousse.
Un jour, quand je commençais à faire des films, un chef opérateur m’a demandé comment savoir si le regard de sa caméra était juste. Cette distance que je souhaite garder entre la caméra et les personnages, c’est justement le regard de quelqu’un qui est présent mais aussi invisible. C’est la consigne que j’avais donnée à mon chef-op sur Sieranevada : « Ta caméra, c’est le regard du père qui est mort et qui voit son fils, il veut intervenir mais il ne peut pas car il est dans une autre dimension ». Le genre de regard qu’on pose sur nos enfants quand il apprennent à marcher: on est en retrait mais on reste attentif, prêt à amortir leur chute, tout en étant contraint de se retenir. C’est un regard à la fois concentré et plein d’urgence.
Ce genre de regard ne peut pas exister autrement qu’à travers l’amour. Le regard de la caméra et mes personnages sont portés par l’amour. La caméra est une mitraillette, on le dit et on le redit, c’est un fait. L’acteur se trouve devant le peloton d’exécution, la caméra le tue. Il faut transformer ce rapport en rapport amoureux. Les chefs opérateurs avec qui je travaille sont davantage branchés science et technique, ils sont un peu sceptique quand je leur dis ça. Or il faut que leurs battements de cœur se synchronisent avec ceux de l’acteur. A l’écran, le moment est traversé par l’amour. La vérité et l’amour c’est la même chose.
Je ne sais pas si Malmkrog est un film de maison hantée, mais en tout cas le manoir où l’on a tourné était vraiment hanté. Je sais bien qu’on appartient à une époque où on dit que les démons et fantômes n’existent pas, mais ce n’est pas vrai. On dit ça, mais il y a plein d’histoires. Je ne peux pas dire ce qu’il s’est passé là-bas mais ça a été une expérience violente.
Quel est le dernier film récent que vous ayez vu et qui vous ait donné l’impression de voir quelque chose de neuf ?
Je sais pas si c’est vraiment du neuf, mais sans doute que si. L’automne passé, au dernier festival de documentaires Ji.Hlava IDFF, en République Tchèque, je formais un jury à moi tout seul. J’ai donné le prix à un film, Fonja, dans lequel des prisonniers malgaches se filment eux-mêmes. Ça m’a beaucoup touché. Quand je fais partie de jurys en festivals, il y a quelque chose que j’apprécie beaucoup chez des jeunes cinéastes et qui se perd lorsqu’on on avance dans sa carrière, c’est la fraîcheur du regard, ainsi qu’une forme de je-m’en-foutisme par rapport à l' »art » du cinéma. Dans ce film, il y a des bavures, des approximations, mais il y a énormément de courage de la part des prisonniers et de la réalisatrice Lina Zacher. Un regard innocent et particulièrement authentique. Ça m’a particulièrement ému, ça m’a fait un effet très fort, très douloureux. On sent que ce n’est pas un film fait pour les prix, pour le succès, pour la gloire, toutes ces conneries.
Entretien réalisé le mardi 23 mars 2020. Un grand merci à Gustave Shaïmi. Crédit photo : Ileana Puiu.
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