Entretien avec Bas Devos

Primé l’an dernier à la Berlinale, Here (en salles dès maintenant) est une perle qui parvient par magie à dévoiler les liens invisibles qui nous unissent les uns aux autres. Comme dans chacun de ses films (de Violet à Ghost Tropic), le Belge Bas Devos bâtit un portrait à la fois chaleureux et mystérieux du vivre ensemble en observant la vie quotidienne au microscope, et en dévoile la dimension merveilleuse, presque fantomatique. Bas Devos est notre invité et nous en dit plus sur ses méthodes de travail.


Here est seulement le deuxième film dans lequel vous utilisez un accompagnement musical, alors même que votre cinéma est axé autour de la question du silence. Qu’est-ce que la musique change dans votre travail ?

Le premier film pour lequel j’ai travaillé avec de la musique non-diégétique c’état Ghost Tropic. J’avais écrit ce scenario centré sur une petite dame qui se balade toute une nuit dans une ville très silencieuse et je sentais dès le début qu’il y avait un risque : celui que le spectateur ait peur pour elle. Comment est-ce que j’aurais pu dire au spectateur qu’aborder la question du danger n’état pas du tout mon intention, que je souhaitais avant tout parler de ces connexion interpersonnelles qui peuvent soudain exister car elle se trouve dans une situation à la temporalité différente. Je sentais quelque part en moi le désir d’enrober ce personnage d’un manteau chaleureux, et je me suis dit que la musique pouvais jouer ce rôle.

J’ai alors parlé à Brecht Ameel, un ami à moi qui est multi-instrumentaliste dans un groupe d’avant garde, car je me doutais qu’il comprendrait ce que je cherchais. Je lui ai dit qu’on n’avait presque pas de budget et qu’il faudrait tourner très vite, et il a proposé deux morceaux de musique avant même le tournage. Il avait lu le scenario et il avait compris ce que je cherchais, et au final ces morceaux apparaissent tels quels dans le film. C’était très spécial car j’ai toujours eu beaucoup de réserves vis à vis de la force émotive que la musique peut avoir dans un film. Je trouvais très beau l’équilibre qu’il avait trouvé entre soutenir le personnage sans que cela donne une dimension émotive trop claire.

Pour Here, la question de la musique s’est posée de façon très différente. J’ai à nouveau travaillé avec Brecht, il a composé quatre morceaux et ça n’allait pas du tout (rires). Ce n’était pas du tout le film. Il m’a proposé des choses très belles mais qui étaient l’inverse de ce que je cherchais, qui ne correspondaient pas du tout à ce que j’avais en tête. Je me suis dit que le problème venait peut-être de moi, que je ne voyais pas mon propre film de façon suffisamment claire, ça m’a un peu perturbé. J’ai réalisé que je devais finir le film avant de régler la question de la musique.

Les moments que je souhaitais voir accompagnés de musique étaient très clairs dans mon esprit mais la traduction de la musique que j’avais en tête était très difficile. Finalement, après le montage, Brecht a à nouveau réussi à composer quelque chose qui correspondait. J’ai alors réalisé que même si je suis parfois tenté de me dire que j’ai enfin trouvé la manière idéale et définitive de travailler, chaque film avait besoin d’un parcours différent et de son propre processus créatif. D’ailleurs je suis actuellement en train d’écrire un nouveau film et je vois que les choses s’annoncent très différentes. Il faut chaque fois réapprendre. Ecole de cinéma, chapitre cinq (rires).



Le son occupe une place centrale dans Here. Pouvez-vous nous décrire les différentes étapes du travail sonore ?

On a commencé par remplir le film d’ambiances réalistes, objectives, et c’était déjà beaucoup de travail. Ca nous a pris du temps. Puis le travail a consisté à trouver des sons qui permettraient progressivement de basculer du monde objectif à un monde subjectif, de nous faire rentrer dans le monde et l’esprit de Stefan. Ce travail-là est pour moi à la fois l’un des plus importants et l’un des plus agréables. L’image c’est quelque chose de concret : s’il y a une voiture rose à l’image, on ne peut pas l’effacer ou la modifier, à moins d’avoir beaucoup d’argent. Le son en revanche, c’est organique, on peut le créer, le modeler et ainsi faire exister tout un monde en dehors de l’image. Pour moi, c’est là que le film trouve sa véritable naissance. C’est peut-être un peu ridicule à avouer mais il m’arrive souvent l’expérience suivante : je fais quelque au tournage chose que je sens intuitivement mais sans le comprendre tout à fait, et c’est plus tard, lors du montage ou du montage sonore, que je réalise rétroactivement pourquoi j’ai eu le désir de faire ainsi. C’est difficile à expliquer. C’est un miracle qu’à la fin on aboutisse à un film qui n’est pas du n’importe quoi (rires).



Here s’ouvre sur des échanges trop lointains pour être entièrement déchiffrés. A partir de quel moment un dialogue devient-il indispensable à vos yeux? Cela obéit il à la même logique intuitive ?

C’est une question difficile, parce que mon rapport aux dialogues est différent quasiment à chaque scène. Parfois mon intention est assez claire, je sens qu’il y a quelque chose qui doit être installé dans l’esprit du spectateur afin que le film puisse devenir autre chose qu’une simple histoire d’un homme qui fait de la soupe. Par exemple, quand le personnage du mécanicien parle de son expérience entre veille et sommeil lors de son séjour à l’hôpital, cela installe une réalité différente, entre deux mondes, indispensable pour regarder différemment la suite du film. Ces dialogues-là, je les ai vraiment écrits. Au moment où on a filmé, je savais exactement ce que je voulais véhiculer.

D’autre scènes, en revanche, fonctionnent différemment. Pour la scène de la rencontre dans le restaurant chinois, j’ai écrit seulement une sorte de base et les acteurs ont profité des répétitions pour créer ou modifier leurs propres dialogues. Les mots qu’ils choisissent d’employer, ce n’est pas extrêmement important, l’enjeu se trouve plutôt dans la manière dont ils s’expriment. Pour chaque scène, je me demande s’il est nécessaire qu’on ait des dialogues, mais il n’y a pas de règles.

Envisageriez-vous de faire un film entièrement muet ?

Je suis en train de faire l’inverse. Bon, ce ne sera pas du Rohmer non plus mais dans mon prochain film, il n’y aura presque rien d’autre que des dialogues. Les personnages seront juste là, et c’est uniquement par la conversation qui se nouera entre eux que quelque chose se mettra à exister. C’est un film que je coécris et coréalise avec un ami à moi, c’est un défi, c’est quelque chose de nouveau et d’extrêmement difficile mais je suis plein d’espoir (rires). Il se trouve que j’ai réalisé quatre courts métrages et ils sont complètement muets, à l’exception de quelques lignes dans les deux derniers. C’est d’une part parce que je n’avais alors pas confiance dans ma capacité à écrire des dialogues intéressants, et d’autre part parce que le néerlandais c’est compliqué. Personne en Flandres ne parle exactement le même néerlandais, on a tous des dialectes et des accents particuliers. Quand on regarde un film en néerlandais, on sent que ça existe dans une réalité qui n’est pas vraie. Dans ces films-là les gens parlent d’une manière « générale » que personne ne parle dans la vraie vie.



Stefan passe son temps dans les bois et prend soin de ses proches en leur faisant à manger, dans le monde animal cela ferait de lui un male alpha mais il ne ressemble justement pas à l’archétype viril du chasseur conquérant. Offrir un contrepied tendre à une imagerie hypermasculine, cela faisait partie de vos intentions?

Le film a vraiment commencé avec Stefan, avec qui je suis ami depuis longtemps. Il avait déjà joué des petits rôles dans mes films Hellhole et Ghost Tropic. C’est sur le tournage de ce dernier que j’ai décidé de faire un film davantage centré sur lui, parce qu’il a une présence très particulière. Il a un corps extrêmement masculin mais avec des manières très douces, très modestes, il ne prend pas de place du tout quand il bouge, c’est étrange. Je suis plus petit que lui et pourtant je prends davantage de place que lui, sans doute parce que je parle beaucoup plus fort. Je ne me suis pas posé de questions sur sa psychologie, j’étais avant tout intéressé par la bonne manière de filmer son corps. Quand je le vois, il y a quelque chose je ne comprends pas tout à fait, un mystère qui m’attire.

J’ai réalisé que je ne savais pas tant de chose sur sa propre histoire, nous avons donc fait ensemble des recherches sur la communauté roumaine de Bruxelles. La plupart des hommes qu’on a rencontrés partageait le même mystère. C’était des hommes beaucoup plus masculins que moi et en même temps avec une douceur qui m’a vraiment touché et que je n’aurais pas spontanément associée à leur physique. Bon, c’est un peu n’importe quoi de le formuler comme ça, mais disons ce n’était pas des mecs qui ne s’intéressaient qu’au football.



J’ai cru lire qu’un autre point de départ de Here se trouvait dans la littérature anthropologique ?

J’étais plongé dans une littérature que je qualifierais de scientifique, écologique et philosophique. Je suis tombé sur plusieurs libres qui ont vraiment installé en moi l’idée qu’on est tous très lié à notre environnement, qu’on est influencé par l’environnement dans lequel on vit et vice versa. Je me suis dit qu’il devait y avoir une manière de créer des récits qui regardent plus loin que la place supposément centrale des êtres humains et qui s’intéressent à la présence vitale des êtres non-humains.

J’ai lu un petit livre qui parlait de la mousse : Gathering Moss, par l’autrice et bryologue Robin Wall Kimmerer, et cela m’a vraiment ouvert les yeux. C’est un livre de vulgarisation à destination de gens non-scientifiques comme moi. Le livre parle de la connexion directe qui existe entre nous et cette plante minuscule. C’était la toute première plante à apparaitre sur terre, c’est en quelque sorte notre ancêtre. Cette plante n’a pour ainsi dire jamais changé, en dépit des nombreuses crises climatiques qu’elle a traversées. Comment est-ce possible ? Quelles leçons y a-t-il à en tirer ? Avec des mots très simples et très touchants, l’autrice explique qu’il s’agit d’une plante modeste, qui donne plus qu’elle ne prend à son environnement. Nous les humains, faisons l’inverse. On prend et on ne donne presque rien. Réaliser cela a été une révélation.

Cela m’a vraiment ouvert les yeux et m’a donné l’envie de sortir voir des mousses par moi-même.
A peine après avoir fini le livre, j’ai cherché un bryologue à Bruxelles, j’en ai appelé un à qui j’ai dit « je voudrais aller voir des mousses avec quelqu’un qui s’y connait ». On est allé faire des promenades ensemble et j’ai retrouvé tout ce que j’avais lu dans le livre. Notre relation avec la mousse n’a rien avoir avec celle qu’on peut avoir avec des arbres. Il faut se pencher, toucher, il faut faire preuve d’une présence active, la relation est dès lors beaucoup plus intime. Cette expérience était inattendue et spectaculaire à la fois. J’ai 40 ans et j’ai réalisé que le monde autour de moi était encore en train de s’élargir, c’est une sensation que je n’avais pas vécue depuis ma jeunesse, j’étais comme un enfant qui découvre le monde. Je me suis dit que si je pouvais retranscrire ne serait-ce que 10% de cette expérience dans un film, alors ça aurait de la valeur.



Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 10 juillet 2024. Merci à Marie-Lou Duvauchelle.

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