En début d’année sortait en France le remarquable documentaire Smoke Sauna Sisterhood, où l’Estonienne Anna Hints filmait une sororité chaleureuse qui circule de personne à personne, de génération à génération. Sauna Day, dévoilé en séance spéciale à la Semaine de la Critique et sélectionné au Festival Chéries-Chéris, en est en quelque sorte le contrepied : s’il se déroule également dans un sauna traditionnel, le film est un court métrage de fiction dont les protagonistes sont des hommes. Hints s’est associée à Tushar Prakash (responsable du montage de Smoke Sauna Sisterhood) pour réaliser ce film élégant et sensuel, à la fois épuré et profond, sur l’intimité masculine. Anna Hints et Tushar Prakash sont nos invité.e.s.
Même si les deux films partagent un même décor, Sauna Day laisse au une large place au silence, là où Smoke Sauna Sisterhood était au contraire riche en dialogues. Qu’est-ce qui vous intéressait dans ce contrepied ?
Anna Hints : C’était un contrepied délibéré. Dans Smoke Sauna Sisterhood, le sauna était un espace qui permettait précisément aux femmes de s’exprimer, d’utiliser leur voix. Les deux films se déroulent dans un contexte particulier, celui d’une culture du sud de l’Estonie, où les normes de genre sont encore très ancrées. Or l’intimité masculine est quelque chose de très différent de l’intimité féminine. A la suite d’une des projections publiques de Smoke Sauna Sisterhood, un spectateur s’est levé pour prendre la parole est a demandé à la salle « Pourquoi est-ce ne nous les hommes, on ne se raconte que des banalités entre nous au sauna et jamais des choses importantes ? Pourquoi n’avons-nous pas d’espace pour nous exprimer aussi librement que les femmes ? Il faut à tout prix qu’on se crée un tel lieu d’échange ». Je suis fascinée par l’idée que la plupart des hommes n’expriment presque jamais leur intimité et leur fragilité. Le but de Sauna Day est devenu de mettre en scène ce quelque chose d’indicible, qui n’est jamais verbalisé.
Tushar Prakash : Sauna Day est un film sur l’alternance codique (le code-switching). Dès lors que l’on participe à la société, on obéit à certains codes et ces derniers peuvent différer selon les contextes. Parfois on exprime certains aspects de nous-mêmes, parfois il vaut mieux les cacher et s’en tenir à des conversations banales. Les personnages de Sauna Day sont des hommes qui sont soudain à l’écart de leur environnement social le temps d’une journée et peuvent donc changer de codes. Il y a certes du silence dans le film, mais beaucoup de choses y sont exprimés par l’attitude et le langage corporel des personnages. C’est quelque chose qu’on a beaucoup préparé en amont avec les acteurs, mais aussi dès l’écriture du scénario. On ne pouvait pas se contenter d’un scénario qui serait juste une succession de silences.
AH : Depuis que je suis toute petite, je ne suis jamais vraiment rentrée dans les cases traditionnelles de la féminité. On me disait souvent « arrête de parler comme un garçon » et aujourd’hui encore je trouve ce concept de « parler comme un garçon » incroyable. Bien que le film se déroule dans un contexte culturel spécifique, la question de l’intimité masculine n’a pas de frontière. Tushar vient d’Inde et partage avec moi ces conceptions sur la masculinité. Ici ou là-bas, on nous apprend souvent qu’être un homme c’est avant tout supprimer ses émotions. Je crois fermement qu’au contraire, la définition de la force c’est d’avoir le courage d’être vulnérable. Le sauna est un rituel qui, par ses différents codes, autorise les hommes à dévoiler quelque chose d’eux même qu’ils ne peuvent pas exprimer avec les mots. Les rituels nous donnent des limites dans lesquelles on peut paradoxalement se sentir plus libre d’être soi-même.
Les personnes filmées dans Smoke Sauna Sisterhood étaient toutes des femmes, ici les personnages sont masculins. Est-ce que cela a changé quelque chose dans votre manière d’appréhender la mise en scène de la nudité ?
AH : C’était différent mais pas tant que ça. Je dirais que la différence réside surtout dans le fait que, contrairement à Sauna Day, Smoke Sauna Sisterhood était un documentaire. Rien n’était préparé, tout se déroulait devant la caméra et il fallait être dans un perpétuel état d’ouverture et d’observation, il fallait qu’on se tienne prêt pour capter les bons moments tout en évitant de faire de ces corps nus des objets. La scène où les personnages de Sauna Day se fouettent avec une branche a demandé au contraire beaucoup de préparation. On n’a fait qu’une seule prise, mais on a passé des jours et des jours à l’anticiper et à discuter avec les acteurs.
Face à un film, on se demande toujours « De quoi ça parle ? », je préférerais qu’on se demande « Quel a été le processus de création ? ». Il y a dans l’industrie du cinéma quelque chose qui tue l’art : on essaie de nous faire faire des films de façon mécanique mais plus je fais du cinéma, plus j’envisage un tournage comme l’art de créer un espace collectif où chacun se sente en sécurité et libre de s’exprimer, car c’est cela qui permet de donner naissance à des moments qui transcendent le quotidien. On n’arrive pas à un tel résultat avec des fichiers excel, mais en créant un espace de confiance et de vulnérabilité qui permette de faire surgir l’inattendu, quelque chose que nos esprits ne peuvent justement pas anticiper. C’est une tâche colossale mais passionnante.
TP : Concrètement, les acteurs de Sauna Day avaient une totale autorisation d’arrêter une prise à n’importe quel moment s’ils se sentaient mal à l’aise, psychologiquement ou physiquement. Car il ne faut pas oublier qu’il faisait extrêmement chaud. C’était des conditions de tournage très exigeantes pour eux, mais aussi pour le directeur de la photo et le perchiste qui étaient sans cesse avec eux.
Techniquement, comment prépare-t-on un tournage dans des conditions physiques si particulières ?
AH : Ce type de sauna traditionnel estonien ne possède pas de cheminée. Avant de pouvoir l’utiliser, il faut donc préparer la pièce pendant six à huit heures, pendant laquelle la fumée s’y accumule. On évacue ensuite la fumée, sans quoi on mourrait étouffés, et dès qu’on pénètre dans cette pièce sombre on est comme prêt à rentrer en transe. Pendant les heures de préparations, on rentre poser les objectifs de la caméra par terre, puis toute les deux heures on allait les déplacer quelques mètres plus haut afin de les habituer à la chaleur montante. On avait préparé des sacs de glace pour refroidir les parties métalliques de la caméra afin de ne pas se brûler.
Le directeur de la photo portait des vêtements mouillés qu’il fallait arroser régulièrement. Dans ces cas-là, la caméra peut décider elle-même d’avoir besoin d’une pause pour refroidir, c’est comme si elle était soudain doté d’un esprit. Je crois que toute cette chaleur a une influence sur le film. Il y a tant à explorer dans cet espace restreint et sombre, c’est un canevas où peut s’exprimer toutes les relations humaines qui sont habituellement tues.
Qui sont vos cinéastes de prédilection ou bien qui vous inspirent le plus ?
TP : A ce stade de ma vie, le cinéma n’est plus ma source d’inspiration principale. Je puise davantage cette dernière dans des essais. Je prépare actuellement un master sur la question du folklore et cela m’a beaucoup fait réfléchir aux questions post-coloniales. L’art de la mise en scène m’intéresse toujours énormément, mais je me focalise de plus en plus sur le monde des idées en général. Je pourrais citer les cinéastes que l’on classe parfois dans « le cinéma de la transcendance » : Bresson, Ozu, Reygadas, Kiarostami… mais je n’ai pas envie de distinguer un cinéaste plus qu’un autre.
Je suis très sensible au travail des artistes qui parviennent à communiquer quelque chose d’indicible, la présence du divin ou de l’universel, dans des univers très intérieurs. J’ai commencé à faire du cinéma parce que je n’arrivais pas à m’articuler autrement. J’aime le cinéma qui va au-delà des mots, entre les lignes, et c’est ce langage qui me permet d’exprimer ma complexité intérieure. Sauna Day est un film qui explore ces complexités. J’aime les films qu’on aurait du mal à décrire avec des mots exacts qui mais qui nous laissent le sentiment d’une expérience physique, viscérale, qui va au-delà du verbe. C’est ce que l’on a essayé de faire ici.
AH : Adolescente, quand j’avais du mal à trouver ma place, je regardais beaucoup de films. Il m’arrive encore de choisir un cinéaste et de regarder toute son œuvre d’un seul coup : Tarkovski, Bergman, Varda…J’ai très hâte de découvrir le nouveau film d’Andrea Arnold qui est aussi à Cannes, j’aime beaucoup le travail de Céline Sciamma également. Il y a beaucoup d’artistes qui m’inspirent et je ne peut pas toutes et tous les citer, et je n’aime pas non plus en mettre un ou deux plus en avant que les autres. J’aime les cinéastes qui n’ont pas peur de l’expérimentation, de la remise en question, qui ne font pas des films pour l’industrie mais qui mettent leur âme dans leurs œuvres.
A l’université on nous apprend à faire des films en respectant les règles et en obéissant aux conventions mais dans la vraie vie on ne peut pas tout comprendre et tout maitriser. Comment rendre justice à ce que l’on ne peut pas comprendre, comment le capturer dans un film, comment mettre le doigt dessus ? On oppose souvent cinéma et théâtre en disant que seul ce dernier est un art vivant, mais je considère le cinéma comme un art vivant. Un film n’est pas un objet, on peut le regarder à nouveau et y voire et apprendre des choses différentes à chaque fois. Smoke Sauna Sisterhood a beaucoup tourné en festivals et devant chaque nouveau public le film changeait un petit peu, chaque échange me le faisait voir sous un angle un peu différent. Je veux que le cinéma soit vivant, et cela n’a rien à voir avec le réalisme.
TP : On vit dans un monde complexe, la moindre des choses est que le cinéma en rende justice à cette complexité. Certains pensent que le cinéma ne peut pas changer le monde, mais je cite souvent en contre-exemple le cas de Tu ne tueras point de Kieslowski. C’est le succès du film qui a poussé le gouvernement Polonais à abroger la loi sur la peine de mort.
Sauna Day concourt pour la Queer Palm du court métrage…
(Anna Hints et Tushar Prakash coupent) Ah bon ? Vous êtes certain ? On n’était pas au courant…
AH : Ce qui nous unit Tushar et moi c’est qu’on aime marcher en funambules par-dessus les frontières et les nomenclatures, et la dimension queer fait partie de qui on est. Je n’ai jamais vraiment correspondu à mon genre. Dans mes sombres années d’adolescence, c’est d’ailleurs le cinéma qui m’a rendue vivante. Au cinéma on peut être vu et entendu comme nul part ailleurs, aucun autre art n’est capable de parler de nous comme cela. Tout le monde a toujours essayé de me faire rentrer dans une case. Encore récemment, un journaliste me disait « En fait, vous être une cinéaste politique ». Pourquoi pas, s’il le dit ? Mais ce qui m’intéresse c’est la beauté qui se trouve entre les cases.
TP : J’ai réalisé il y a quelque temps que je ne souhaitais pas spécialement m’identifier en tant qu’homme. Il y a des cas où les deux seules cases disponibles sont « homme » ou « femme », et je m’accommode de cette binarité administrative, sur mon passeport je suis identifié comme homme. Mais dans la vie de tous les jours, à chaque fois qu’on me pose la question je réponds que je m’identifie pas comme homme tout simplement parce que je ne souhaite pas rentrer dans une case. L’identité de genre est un large spectre, c’est une question dont il faut respecter la complexité.
Je suis indien et c’est déjà un mot qui veut tout dire et rien dire à la fois vu qu’il existe tellement de cultures radicalement différentes dans ce petit bout de continent. Je suis indien et il existe en inde un mot et un concept pour toutes les personnes qui, comme moi, ne rentrent pas dans les cases de la binarité de genre. Or cette question de la binarité, on me la renvoie toujours quand je me trouve en Occident. Ne pas se sentir appartenir à une case, ça ne veut pas forcément dire que notre place se trouve dans la case opposée, il faut faire confiance à la fluidité. La vie est trop courte pour s’enfermer dans des cases.
Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 17 mai 2024. Un grand merci à Mirjam Wiekenkamp.
| Suivez Le Polyester sur Twitter, Facebook et Instagram ! |