Entretien avec Amandine Gay

Après son remarquable Ouvrir la voix, la Française Amandine Gay est de retour avec un nouveau passionnant documentaire intitulé Une histoire à soi (en salles le 23 juin). La réalisatrice examine et questionne l’adoption internationale à travers les riches expériences de 5 adopté.e.s. C’est un film qui, là encore, ouvre la voix, et confirme le talent de Gay qui orchestre tout un flux de narration à base d’images d’archives. Elle est notre invitée pour la seconde fois après notre premier entretien lors du lancement du Polyester.


Comment avez vous rencontré et sélectionné les histoires qu’on entend dans le film ?

Ce fut un processus assez long. A la base, nous avions le projet de faire un film francophone, qui engloberait des récits en provenance de Suisse et du Québec, mais nous nous sommes rendu compte que le volume d’archives requis pour chaque personne allait alors devenir trop important. Nous avons donc resserré. Quand je dis nous, je parle de mon collaborateur Enrico Bartolucci et moi-même. Lors de la première phase, nous avons fait 93 pré-entretiens, et à partir de là nous avons souhaité former un groupe hétérogène avec une mixité homme/femme, une mixité raciale, mais aussi des différences d’âges puisque le film questionne comment se joue l’adoption à différents moments de la vie. Cela a donc été une sélection par entonnoir. Par exemple, nous avions plusieurs témoignages de femmes sud-coréennes entre 25 et 35 ans, et nous ne pouvions en garder qu’une.

La phase de pré-entretien consistait à présenter le projet esthétiquement mais aussi politiquement à ces personnes, leur faire comprendre qu’il s’agissait d’un acte public car le film allait sortir en salles. Certains n’ont pas souhaité aller plus loin pour ces raisons. Au total, nous avons enregistré 42 personnes, et nous en avons retranscrit 19. nous nous sommes aperçus que certains récits étaient encore trop jeunes ou trop fragiles, nous avons donc resserré à 11 personnes susceptibles d’être dans le film fini. Il fallait ensuite juger de comment ces histoires s’imbriquaient entre elles, et au final nous sommes arrivées à 5 personnes.

Les pré-entretiens et le pré-montage audio ont duré une année. Le but était de parvenir à réduire la vie de quelqu’un en une quinzaine de minutes tout en lui rendant justice, sans en faire une caricature. Cela a été une longue phase de fabrication, au cours de laquelle nous avons rencontré chacun plusieurs fois. Ensuite est venue la collecte des archives, la rencontre avec les parents quand ceux-ci étaient en vie, car après tout c’est un projet qui les engage aussi. Il nous fallait construire un lien de confiance. Une fois le groupe de 11 personnes constitué, nous avons organisé une soirée pour qu’ils fassent mutuellement connaissance. Une démarche que nous avions déjà fait sur Ouvrir la voix. C’est une manière de s’assurer que chacun puisse se sentir accompagné même après la sortie du film, quand je ne serai pas toujours aussi facilement disponible.

Quelles décisions avez-vous prises en termes de mise en scène et d’écriture pour mettre le plus en valeur précisément la parole de vos intervenants ?

Il était très important de faire corréler le sujet du film avec une forme. Dans Ouvrir la voix, il était question de se réapproprier la narration. Ici ce qui est au centre c’est la question des archives, des traces laissées derrière soi, de l’accès au dossier. Nous nous sommes donc penchés sur la forme du film d’archive. Tout comme le film de têtes parlantes, le film d’archives est perçu comme un sous-genre, quelque chose de non-cinématographique. Peut-être est-ce à cause de la télé ? Les premières choses qui viennent en tête sont celles d’une voix-off redondante, d’images purement illustratives. Une fois que l’on a déblayé tout cela, comme rend-on cinématographique un film d’archive ? Notre réponse, c’est : précisément en n’utilisant QUE des images d’archives. C’est à dire apprendre à connaître les personnages en se servant de leurs récits, de leurs archives.

Nous avons abandonné quasi tous les effets, à l’exception de quelques zooms ou plutôt dé-zooms. Par exemple, nous n’avons pas animé les images fixes pour éviter que les gens s’ennuient. Et quand je parle d’archives, celles-ci sont de tous types : dessins d’enfants, images en super 8, mais aussi des images publiques ou politiques qui viennent créer un dialogue, puis un contrepoint dans la perception que l’on se fait à l’âge adulte ou dans l’enfance.

L’un des adoptés que l’on entend dans le film a une formule très forte : l’adoption est une usine a fantasmes. Qu’est-ce que cette phrase vous inspire ?

Je pense que c’est vraiment une super image. A partir du moment où on est en considéré comme un canevas libre, même si c’est faux de par les circonstances qui ont présidé à notre naissance et notre séparation, il y a dans ce qu’on appelle dans le langage psychanalytique « naissance du roman familial ». Il faut réaliser que pour une personne adoptée, c’est très prégnant, c’est fondamental. On se pose beaucoup de questions.

Avez-vous envisagé d’inclure votre propre parcours dans le film ?

Pas du tout, pour deux raisons : faire un film sur l’adoption transnationale me semblait plus pertinent pour parler de la question politique (rapport du nord au sud, colonialisme…). Être née sous X c’est nécessairement autre chose. Mon profil étant différent, je ne faisais pas partie de la cohorte des adoptés potentiels que je cherchais à interviewer. Et puis je viens de terminer un essai autobiographique dans lequel je me livre sur mon histoire familiale, en mon nom propre, et ça sort en septembre.

Vous mentionnez la dimension politique de votre film, d’après vous comment faudrait-il s’y prendre pour changer les mentalités ?

Je pense que pour changer les mentalités et les lois, il faut d’abord prendre conscience qu’il y a un problème. Mes films se situent à ce moment-là : si une question est considérée comme taboue, c’est qu’elle demeure non-posée. Le cinéma est un média qui crée de l’empathie : dans certains contextes militants la parole est frontale, tandis que dans la salle de cinéma, on vient pour écouter sagement, c’est une façon très intéressante de faire bouger les personnes. Pour revenir à la question de l’adoption : la façon dont elle est pratiquée en France n’est pas faite dans l’intérêt de l’enfant, on s’en rend compte aujourd’hui. Récemment il y a eu une enquête en trois partie dans Causette, le collectif Raif (« Reconnaissance des adoptions illicites en France », ndlr) a demandé une enquête parlementaire, une plainte a été déposée envers Reine de miséricorde en Éthiopie, il y a eu deux plaintes classées sans suite au Mali, les adoptés du Sri Lanka ont pu avoir des vraies réponses et une vraie enquête du gouvernement suisse. etc. La question est en train de se politiser et le film s’inscrit pleinement là-dedans.

La dernière fois que nous avions échangé, vous aviez évoqué les différences de perceptions entre les publics français et étrangers face à Ouvrir la voix. Une histoire à soi vient d’être montré à CPH:Dox, avez-vous eu l’occasion d’échanger avec le public danois?

Non, et j’en suis déçue. J’aurais justement beaucoup aimé échanger sur les spécificités du système danois. Il y a de quoi s’inspirer dans les modèles des autres pays européens, tel le Danemark, la Suède ou les Pays-Bas, d’ailleurs certains collectifs le font déjà ici.

Quelle est la dernière fois où vous avez eu l’impression de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent ?

Je citerais trois séries. La série turque Ethos (Bir Başkadır). C’est davantage six petits films qu’une série, tant tout y est parfait. C’est une fenêtre sur la Turquie contemporaine, avec de beaux rôles féminins. On y trouve aussi un usage très esthétique des génériques de début et de fin, et justement, de façon générale, je trouve ça dommage de bâcler les génériques : c’est encore le film après tout. Fleebag a changé ma vie. Écriture au couteau, interprétation…j’espère qu’un jour je serai capable de créer quelque chose de ce niveau-là. C’est ma série préférée de tous les temps. Et puis I May Destroy You de Michaela Coel, pour la représentation du trauma, mais aussi parce qu’il y a une vraie audace dans le fait de présenter de façon très complexe des héroïnes torturées et pas forcément aimables. Et puis les graphismes et l’utilisation de la musique sont au top.

Je citerais aussi un film de cinéma : Petite maman de Céline Sciamma. C’est un film qui s’adresse aux enfants mais nous aussi nous sommes des enfants après tout. L’idée d’un voyage dans le temps intime et non pas épique, c’est déjà une idée de génie. Quand on joue à voyager dans le temps, on s’imagine aller tuer un dictateur et jamais autre chose. Choisir d’aller parler à ses parents quand ils étaient enfants, quelle idée. Et puis il y a beaucoup de jeu dans le film, les héroïnes sont comme deux petites détectives. J’ai trouvé le film très fin, très bien trouvé, c’était super pour un retour au cinéma !

Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 1er juin 2021. Merci à Pierre Gallufo. Source portrait.

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