Dévoilé lors de la dernière compétition du Festival de Cannes, La Chimère est un film sans frontière où les registres (conte, comédie, amertume) cohabitent en un ton unique. Alice Rohrwacher confirme son talent avec cette superbe invitation au voyage intérieur. La talentueuse cinéaste italienne, également à l’honneur d’une rétrospective au Centre Pompidou, est notre invitée à l’occasion de la sortie du film ce mercredi 6 décembre.
La Chimère est un film qui appartient à plusieurs registres à la fois. Est-ce que cela vous convient si, pour commencer, je le qualifie de film de fantômes ?
Oui mais après tout, tous les films sont pour moi des films de fantômes. En tout cas tous les films de fiction. Ce sont des films de fantômes dans le sens où ils racontent des histoires et possèdent des personnages dont il importe finalement peu qu’ils soient réels ou imaginaires. Les films de fictions nous attachent à des personnages qui sont quelque part entre le factuel et l’imaginaire, comme des fantômes.
« Peu importe ce qui est réel ou imaginaire » c’est un point de départ très paradoxal pour un film sur l’Histoire.
Le film est justement lié à la relation entre le visible et l’invisible, précisément parce qu’il parle de pilleurs de tombes. Ce sont des gens qui, pour des raisons historiques, n’ont plus peur de rentrer dans les tombes pour y voler des objets. La peur de toucher l’intouchable a fait que pendant des milliers d’années, ces objets sont demeurés inviolés. Je voulais justement m’intéresser au moment où cela a changé, où l’invisible est devenu moins puissant que le visible, où les pilleurs n’ont plus eu peur de rentrer dans les tombes.
C’est vrai que ces derniers sont des fantômes, comme vous l’avez dit. Mais s’il y a bien un personnage qui est un spectre, c’est Arthur. Ce n’est pas un hasard s’il est toujours habillé en blanc. Il y a finalement très peu de moments où il change de tenue, d’ailleurs. Au début du film, il revient dans son village après un court séjour en prison. Mais lorsque les villageois parlent de lui, c’est comme s’ils parlaient soudain d’un héros mythologique, à tel point qu’on pourrait se demander s’il est encore un Homme ou même s’il a jamais réellement existé. Je tenais à faire coexister la réalité et la mythologie.
La piste fantastique est accentuée par le fait que les personnages du film s’intéressent aux Etrusques, une civilisation moins connue et plus mystérieuse que les Romains, à tel point qu’ils sont quasi absents de l’Histoire du cinéma, à l’exception du cinéma fantastique..
Ah oui ? Je n’avais pas réalisé.
Par exemple, j’ai récemment découvert le film Demonia de Lucio Fulci et j’ai été surpris des points communs avec La Chimère. L’héroïne est en effet jeune femme canadienne qui rejoint une troupe de pilleurs de tombe en Italie car elle possède un don pour communiquer avec l’au-delà. Vous connaissez ce film ?
Mais pas du tout ! Il y a eu toute une période en Italie où le métier, enfin si on peut parler de métier, de pilleur de tombe était très répandu. Il y a donc eu plusieurs tentatives de faire des films autour de cette activité mais je sais qu’elle n’ont pas toutes abouti. C’est difficile de faire un film sur ce sujet sans se heurter aux limites du matérialisme. Après tout on ne peut pas vivre en étant uniquement matérialiste, si ?Et cette autre dimension est toujours présente en arrière-plan, que l’on soit dans le registre du film d’horreur, d’aventures ou même d’amour. Il était donc très difficile de mettre au centre de ces films des pilleurs, c’est à dire des personnages qui pensent avant tout aux objets.
Par ailleurs, c’est très difficile de mettre à l’image des objets qui ne sont pas seulement des objets mais qui possèdent une sorte d’aura sacrée. Bien évidemment, on ne peut pas obtenir l’autorisation d’utiliser des œuvres originales, il faut faire des imitations, mais l’imitation porte toujours la trace du contemporain. C’est une grande difficulté à laquelle nous nous somme heurté.e.s. J’ai compris à ce moment-là que lorsque, par le passé, j’avais vu des films mettant en scène des trouvailles archéologiques, il manquait justement toute une histoire à ces objets. On voyait que c’était du toc. Nous avons donc beaucoup travaillé pour fabriquer des objets qui soient magnétiques. Cela n’a pas été simple.
Comment vous êtes-vous assurée d’atteindre ce sentiment d’authenticité ?
Nous sommes allé.e.s voler des tombes, ça allait plus vite (rires). Plus sérieusement, nous avons cherché des artisans locaux et ensemble nous avons inventé des œuvres de toute pièce, sans justement chercher à faire des imitations.
Dans La Chimère, l’archéologie est le symbole à la fois du rapport aux ressources de la terre et du rapport à l’Histoire. Pouvez-vous nous parler davantage de la dimension politique de votre film ?
Naturellement, les tombaroli (le nom italien des pilleurs de tombes, ndlr) font de la profanation dans un monde qui est déjà profané. C’est quelque chose que je voulais vraiment montrer à l’image, parce que tout le monde est d’accord pour dire que les tombaroli ne devraient pas faire ce qu’ils font et je suis sûre que si je pose la question autour de moi, tout le monde sera d’accord pour dire qu’il faut mettre un terme à leur activité. Mais d’un autre côté, il existe des profanations qui sont l’œuvre de grandes puissances et que nous ne pouvons pas voir de nos propres yeux. J’ai réalisé que les plus grandes profanations sont invisibles. Tout le monde est scandalisé par les profanations à petites échelles, qui obéissent à de petits engrenages, sans réaliser qu’il y a de gigantesques engrenages à l’œuvre ailleurs.
Ce qui m’amène à la question de ce qui fait scandale. Est-ce que le scandale ne serait pas quelque chose d’un peu piloté, instrumentalisé ? C’est pour cela que dans la chanson du film, j’appelle ces pilleurs de tombes « les pauvres tombaroli ». Ces gens-là sont pauvres, et pas seulement dans le sens où ils n’ont pas les moyens pour vivre, mais aussi parce qu’ils n’ont pas le luxe d’être dans des positions de pouvoir qui leurs permettraient de faire ce qu’ils font impunément. Même s’ils ont l’impression d’être des prédateurs d’art perdu, ils sont eux aussi esclaves d’un engrenage qui les dépasse.
Par exemple, quand on a cherché un endroit où reconstruire le sanctuaire que l’on voit au milieu du film, on a découvert un lieu qui nous a beaucoup choqué.e.s. Il s’agit d’une usine de charbon située à Civitavecchia. On était en train de marcher au pied de l’usine, en train de faire nos repérages, quand on est tombé.e.s sur des morceaux de mosaïques. On a découvert des tombes étrusques à moitié enfouies sous la centrale. Les gens n’ont pas eu de scrupule à construire directement sur les tombes! On a donc décidé d’utiliser la véritable entrée des thermes qui se trouvaient eux aussi au pied de l’usine pour faire l’entrée du sanctuaire. En incluant cette usine dans le film, je voulais que les spectateurs réalisent à quelle point les tombaroli sont petits par rapport à ce bâtiment et ce qu’il représente, et ce même si les tombaroli sont eux-mêmes horribles.
Parler des Etrusques, c’est aussi une manière de rembobiner l’Histoire de l’Italie jusqu’à la débarrasser de toute influence chrétienne. L’un des personnages du film dit d’ailleurs « Si les Etrusques étaient encore là, il n’y aurait pas tout ce machisme en Italie ».
Oui, comme quoi en Italie on a eu des civilisations qui n’étaient pas totalement patriarcales (rires). Il faut toujours se rappeler que le patriarcat c’est un choix, ce n’est jamais une chose naturelle. Ca veut dire que par le passé, on a activement fait ce choix alors qu’on aurait pu choisir d’autres directions. Peut-être qu’on aurait eu moins de guerres.
Vous utilisez à plusieurs moments du film des effets de mise en scène qui font écho au cinéma muet, était-ce une manière de faire, à votre manière, une sorte d’archéologie du cinéma?
C’est exactement ça. Je me suis dit que quitte à faire un film sur l’archéologie, autant que je me sente libre d’utiliser les outils archéologiques du cinéma. Le choix des acteurs raconte déjà à lui tout seul une certaine histoire du cinéma, même chose pour le choix de la pellicule, et même chose pour le choix de la caméra. J’ai voulu parler de ces outils qui avaient rendu possible la naissance du cinéma, nous avons donc utilisé différents supports de pellicule, différentes méthodes de tournage. C’est comme un hommage à cette chose qui a changé notre vision du monde.
Les divers clins d’œil que vous faites ici à Fellini, c’est aussi une manière d’inviter l’Histoire du cinéma ?
Fellini c’est un de mes grands amours depuis toujours. Les références ne sont pas directes ici, ce sont plutôt comme des sourires. Jamais il ne me serait venu à l’idée de l’imiter par exemple, ni même de le citer. On ne peut pas. Impossible. La scène où les fresques sont à nouveaux vues par des Hommes après des milliers d’année d’invisibilité, c’est quelque chose qu’il a déjà filmé de manière superbe dans Fellini Roma. Les véritables tombaroli que j’ai rencontrés et interviewés pour faire le film étaient tous obsédés par cette idée de réapparition et, alors même qu’ils n’avaient jamais vu un film de Fellini, ils m’ont tous dit que je devais absolument mettre en scène ce moment-là. Si ça se trouve, à son époque, Fellini avait interviewé les mêmes personnes que moi, qui lui ont raconté les mêmes anecdotes ! Je ne l’ai jamais rencontré mais on avait peut-être des amis communs (rires). Il a sûrement connu des tombaroli aussi, qui lui ont parlé de ce moment magique où l’invisible redevient visible. Lui l’a fait de façon magistrale, moi je l’ai fait de façon très simple avec moyens élémentaires.
Existe-il encore aujourd’hui des tombaroli en activité ou bien s’agit-il de quelque chose de révolu ?
Je dirais qu’il existe différentes sortes de tombaroli. Si on les définit comme des personnes qui volent des objets considérés comme sacrés, à ce moment-là on peut dire que ceux qui rasent l’Amazonie sont des tombaroli du bois. Tous ceux qui profitent des ressources de la Terre sans aucun scrupule sont eux aussi des tombaroli. Le mot tombaroli se réfère à quelque chose de spécifiquement italien mais des gens qui volent des antiquités il y en a partout, y compris en Syrie en ce moment. En Italie comme ailleurs, en France ou aux Etats-Unis, il y a encore régulièrement des scandales liés au vol d’objets archéologiques. En Italie, les vieux tombaroli se plaignent que plus personne ne veut faire ce travail, ils trouvent que la nouvelle génération est trop faible pour passer des heures creuser, ils disent que les jeunes d’aujourd’hui ne sont plus capables d’être des vrais hommes (rires).
Cela a néanmoins une conséquence positive : désormais les musées mettent en avant non seulement l’objet mais aussi l’histoire de l’objet. Jusque dans les années 2000, seuls les objets étaient considérés comme importants. Maintenant, l’histoire revient au centre. C’est plus difficile de cacher l’histoire d’un objet. C’est d’ailleurs la même chose pour la nourriture, on a traversé plusieurs décennies où personne ne se demandait réellement d’où venait ce qu’on mangeait. Maintenant il y a davantage de gens qui se questionnent là-dessus.
C’est la première fois que vous assemblez un casting si international, derrière comme devant la caméra. Était-ce une manière de souligner qu’il s’agit à plus d’un titre d’un film sans frontière ?
Oui, La Chimère est un film sur les marges, sur les frontières, sur le fait que les frontières sont aussi des illusions qu’on construit nous-mêmes. Il suffit de se rappeler que la terre est une planète pour réaliser que les frontières sont un mirage. C’est un peu ridicule que tout le monde croie au même mirage. Tout le monde devrait être libre de traverser les pays comme les mers sans restriction.
Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 10 novembre 2023. Un grand merci à Marie Queysanne. Source portrait.
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