Quelque part en Europe, une forêt anonyme accueille quelques libertins en exil le temps d’une mystérieuse orgie. Avec Liberté, le cinéaste catalan Albert Serra transforme à nouveau l’Histoire en expérience hypnotisante, à la fois sensuelle et morbide.
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Avant ce long métrage, Liberté était une pièce de théâtre du même nom que vous aviez mis en scène à Berlin l’an dernier. Qu’est ce qui vous a poussé à raconter la même histoire à travers un autre médium?
Les limites du théâtre en tant que langage. Le théâtre n’a pas le même niveau de complexité en terme de regard. Au cinéma, on peut jouer à se demander quel est le point du vue du film, celui du réaliste, celui des personnages. Est-ce que ce sont les mêmes? Au théâtre, ce jeu-là est limité.
Je me suis également dit que les lieux de cruising se prêtaient particulièrement bien à ce jeu de regard. L’intérêt de ces lieux réside justement dans la possibilité du regard sur soi, le frisson d’être observé dans des situations un peu tendues. La pièce prétendait recréer le 18e siècle de façon très propre, très jolie. Elle avait un coté rococo, un coté très appliqué à la Fragonard. Je voulais garder ça en vue, mais de loin. Je voulais y confronter un coté plus trash, plus contemporain. Sans rien toucher aux personnages, je voulais subtilement changer les sentiments et leur gestuelle. Je voulais passer du côté capricieux de la perversion à l’arbitraire le plus total. L’abjection sans le décoratif. Le cinéma m’a permis ça, d’aller vers un coté plus cassé, plus moche, plus pourri.
On a justement l’impression que le mot libertinage appartient à un passé révolu, et que si une telle sexualité existe bel et bien encore, elle a depuis perdu sa dimension utopique et politique. Or la plupart des scènes de liberté pourraient très bien avoir lieu aujourd’hui.
Ah oui. Je suis sûr que vous savez comment ça se passe dans les lieux de cruising gay, hein ? Vous voyez, c’est pareil. L’idée de ces lieux ce n’est pas tant de recevoir du plaisir, mais d’en donner, de s’ouvrir aux autres, de s’abandonner pour être utilisé par les autres. C’est une idée qui est très subversive encore aujourd’hui. Ce sont des espaces où il n’y soudain a plus de séparation entre jeunes et vieux, homme et femme, moche et beau, maitre et serviteur. Comme le dit un personnage du film: « Nous avons tous les mêmes organes, et la même manière de les utiliser ». Le libertinage a une origine aristocratique, c’est un divertimento capricieux, mais il a des points communs avec aujourd’hui. Cette idée d’égalité totale, ça reste très contemporain. Mon idée c’était que le film bouge de la façon la plus sensuelle possible entre ces deux pôles. J’avais peur que le film soit difficile à aimer et à comprendre, qu’il soit difficile à vendre à un public qui n’est pas nécessairement habitué à l’avant-garde. Cette sensualité , c’était une manière de le rendre plus évident. Je voulais que ce soit vivant et poétique, tout en restant sophistiqué.
Tourner intégralement de nuit, qu’est ce que cela a apporté de particulier ?
La logique du film, c’est la logique de la nuit, alors c’était très important de tourner de nuit. Mes tournages sont toujours très courts et intenses. Celui-ci a duré trois semaines, et comme à chaque fois, on ne savait pas du tout ce qu’on allait faire. Le film s’est d’ailleurs décidé très vite, j’en ai eu l’idée l’an dernier à Cannes, et voilà, un an après le film est terminé. Ce n’était pas évident qu’on allait réussir à le faire, et les difficultés ont eu lieu dès le tournage.
Personne, ni les acteurs ni les techniciens, n’était vraiment habitué à commencer sa journée de travail à 20h et la terminer à 5 heures du matin. C’est difficile de s’adapter à de telles conditions, je crois même qu’on ne peut pas du tout s’y adapter. En fait on devient une autre personne : le corps et l’esprit réagissent différemment, la surface de la peau n’est plus la même, nos désirs et nos pulsions ne sont plus les mêmes qu’à la lumière du jour, on est davantage dans la réaction que dans l’action. Il y a beaucoup de fatigue et on bascule et on perd la notion du temps. Ça nous a aidés à créer cette logique temporelle particulière.
Je décide au jour le jour de ce qu’on va tourner, mais je tiens à ce que tous les acteurs et actrices soient prêts à tout moment, maquillés et habillés, au cas où. Cela pose beaucoup de problèmes aux producteurs car dans ces cas-là, les comédiens doivent forcément être payés, même si au final ils ne tournent pas. Cette attente crée une ambiance psychologique étrange, à la fois fatiguée et tendue. Une espèce d’oppression latente. Ça apporte une frustration, un coté plus sombre. Ça dit quelque chose au sujet du désir et de la confrontation à nos désirs et à et leurs obscures origines, comme dirait Freud. Et puis la pression de la nudité n’était pas évidente non plus, peut-être surtout pour les techniciens, qui se sont retrouvé à jouer certains personnages. Chacun avait ses pudeurs.
Tout cela rend le film plus contemporain sans en faire trop. Je voulais que jusqu’à la fin du film on reste dans la fiction romantique, au décorativisme très raffiné, mais je voulais aussi un malaise plus sombre. Un ami m’a dit que les personnages de Liberté lui faisaient penser aux estampes des Désastres de la guerre de Goya. Du coup je les appelle à mon tour les Désastres du désir (rires).
C’est la dimension morbide du film.
C’est le mot, voilà.
Vous parliez de logique de nuit, et en effet le film est comme un rêve ou un cauchemar. Le hors-champ, l’absence de repères ou d’explications narratives…
(Il coupe) Oui ! Il y a une contradiction entre le coté hyper physique du film et une abstraction temporelle.
Cela demande une participation particulière au spectateur, qui est obligé d’utiliser activement son imagination. On n’est plus seulement voyeur , on fantasme le film nous aussi.
Oui, le film joue à ça. On ne sait plus très bien si on a bel et bien vu certaines scènes et certains détails, ou bien si on les a imaginés. On ne sait plus qui a crée ces images. En effet, l’information visuelle ou sonore n’est jamais complète, il y a toujours une opacité. Dans mes films, je traite tous les éléments comme si c’était des éléments opaques. Je travaille toujours comme ça, mais là encore plus, car cette opacité, c’est celle de la nuit. Dans la nuit, l’opacité contraste beaucoup plus fort avec notre prétention d’avoir une logique rationnelle, une sensibilité fine. C’est un peu la position que l’on a face au film : comme s’il se situait aux frontières de notre perception.
Dans la pièce de théâtre, il n’y avait pas cette notion de regard extérieur, on était certes voyeur mais d’un monde clos, sans rapport avec nous, un peu comme le huis clos de La Mort de Louis XIV. Dans celui-ci on peut projeter, fantasmer. Je veux faire réagir le spectateur. N’ hésitez pas à projeter, n’hésitez pas à fantasmer (rires).
Même s’il laisse de la place à l’imagination, Liberté contient des scènes de sexe explicites. Au sujet de Théo et Hugo dans le même bateau, Ducastel et Martineau disaient que la différence entre mettre en scène des scènes de sexe non simulées et des scènes pornographiques, c’était justement le regard.
La pornographie c’est la pure représentation d’une image qu’on a déjà en tête, sans enjeu supplémentaire. On sait ce qu’on va faire et on s’y prépare techniquement. Moi je ne sais jamais vraiment ce que je vais faire. Je ne demande rien à mes acteurs, je ne les oblige à faire aucun geste ou action. Ce sont eux qui se livrent jusqu’où ils désirent, selon le moment. Ils trouvent leur propre chemin. La seule exception c’est la scène de, comment on dit en français… pluie dorée?
On n’a pas de traduction française à ce que je sache, on dit golden shower aussi.
Bref quand un des personnages se fait pisser dessus. C’est joué par le type qui fait la post-production de tous mes films, il est venu sur le tournage spécialement pour ça, c’est la seule fois où j’ai formulé une demande. Sinon, je tourne des performances, je n’ai pas de modèle en tête que je voudrais à tout prix recréer, je n’ai pas d’idéal de représentation dont je voudrais me rapprocher. Je n’ai aucune idée de ce que je suis en train de faire. Même au montage, je n’ai aucune considération narrative. Je sélectionne d’abord les images les plus puissantes, et les considérations narratives viennent ensuite. C’est quelque chose de spontané, comme un champignon qui pousse dans la foret.
La narration se crée au montage ? Comment procédez-vous ?
C’est très dur. Sur ce film-là, on était trois monteurs, on a travaillé pendant neuf mois avec la pression de finir pour Cannes. J’étais tellement tendu que j’ai beaucoup maigri. C’était un cauchemar. On avait 300 heures de rushes, je n’avais jamais vu ça. On n’aurait jamais pu s’en sortir en quelques semaines seulement. Même avec des milliers d’ouvrier on ne peut pas construire une maison en 24h, il faut le temps que le ciment sèche. Comme le disait Warren Buffett, « ce n’est pas en mettant neuf femmes enceintes que vous aurez un bébé en un mois ».
C’est pourquoi j’ai eu besoin de la retranscription de tous les dialogues présents dans ces rushes. Ce fut le travail de Charlotte Serrand. Ça lui a pris des semaines et le résultat est un bouquin épais comme ça! Charlotte est elle-même réalisatrice, et si je lui ai confié cette tâche, c’est parce que je crois qu’elle est sensible à ma manière de travailler. Je crois que ça lui a plu, c’est comme une drogue d’écouter autant de dialogues, c’est une expérience proche de la folie.
Certains dialogues du film proviennent d’auteurs classiques, c’est bien cela ?
Un petit peu. L’histoire de l’écartèlement, je l’ai prise des Mémoires de Casanova. J’ai d’ailleurs proposé à un producteur de faire une série sur Casanova. Je pensais que la folie qui a traversé sa vie, toute cette accumulation, cette addiction, cette répétition, se prêtaient très bien au format série. Je pensais que ça pouvait devenir une expérience extatique et mystique. Pour la Documenta de Kassel, j’avais réalisé une vidéo où j’accumulais plus de cent heures de dialogues en mélangeant les conversations de Goethe, Hitler et Fassbinder. Au final, le texte faisait plus de dix mille pages. J’adore l’accumulation et la sérialité extrême.
Et puis il y a Sade. La leçon de son œuvre c’est que que la fiction est le lieu de l’injustice et de l’abjection. Le pire de nous peut y ressortir et y trouver un espace dans la totale dignité de l’art. Nos rêves les plus affreux s’y parent d’une certaine noblesse grandiose.. Mais on ne peut pas recréer la radicalité de Sade avec des images d’aujourd’hui. Ce serait trop gore, ce serait impossible à projeter et à regarder. Mais surtout ça sonnerait faux, parce qu’on saurait qu’il ne s’agit que d’un film. Là, j’ai essayé de trouver un point intermédiaire où la fantaisie de l’abjection coexistent.
Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de vraiment neuf au cinéma ?
Climax de Gaspar Noé. En général, je ne suis pas un très grand fan de son cinéma, pas du tout, même, mais ce film est génial, il est visionnaire. C’est dommage qu’il n’ait pas eu plus de succès. Liberté à un coté un Climax, d’ailleurs : cette logique de la nuit, ce coté cauchemar nocturne, une espèce de distorsion, d’oppression, qui détruit la perception du temps, de l’espace et de notre moralité. Je n’avais jamais vu un film comme ça.
Il y a dans le dernier Lav Diaz, comme dans tous ses films, des images que je n’ai vues nulle part ailleurs. Avec ce côté Ubu roi, on ne sait plus très bien si Halte est du théâtre, du performance art, du cinéma ou de l’art vidéo conceptuel. Sans doute un peu des quatre.
Je citerais aussi les films de Zhao Liang, que j’ai découvert quand j’étais juré au Festival des 3 Continents. J’avais réussi à lui faire obtenir le premier prix. Tous ses films sont extraordinaire. Le dernier, Behemoth, est différent mais j’aime beaucoup aussi.
Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 29 août 2019. Merci à Sarah Aguilar.
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