Entretien avec Ala Eddine Slim

C’est l’un des sommets cinématographiques de ce début d’année. Révélé avec son précédent film, le déjà impressionnant The Last of Us, le cinéaste tunisien Ala Eddine Slim revient avec Sortilège. Présenté à la dernière Quinzaine des Réalisateurs, ce film hypnotisant raconte une histoire d’amour maudite sous la forme d’une fable vénéneuse. Il sort ce mercredi 19 février en salles.


Il y a peu de dialogues dans Sortilège, et dans tes films précédents il n’y en avait même pas du tout. De façon générale, trouves-tu qu’on parle trop dans les films ?

Ah oui, mais même dans la vie on parle trop, on noie la parole. Depuis dix ans je fais des films sans dialogues. C’est pas que c’est plus facile comme ça, mais en tout cas c’est différent. En revanche, j’essaie à chaque fois d’imaginer un moyen de communication non-verbale entre mes personnages. Par exemple dans The Last of Us, il y avait des dessins qui s’incrustaient en surimpression sur l’image. Ici, il y a ces plans macros des yeux avec le texte qui s’imprime sur l’image. A l’origine, ça m’est venu presque par accident. Dans mon premier court métrage, je m’étais retrouvé a écrire des personnages qui ne parlaient pas et j’ai eu envie de continuer à explorer cette forme de dialogue alternative. Mais je crois que je vais passer à autre chose, j’ai un peu fait le tour de cette absence de dialogues.

Est ce que ça modifie ton travail avec les comédiens ?

J’imagine que pour eux, c’est différent. Après tout, dans 99% du temps, un acteur doit prononcer des mots. Ma méthode de travail avec eux, c’est beaucoup de dialogues mais en dehors du tournage. On parle beaucoup, on essaie de vivre en communauté avant et pendant le tournage. J’aime beaucoup ce mode de vie, comme une famille ou une meute. Il y a beaucoup de va-et-vient et d’échange entre les comédiens. Il faudrait que je fasse un film avec des dialogues parlés pour voir s’il y a vraiment une différence, mais je n’y crois pas.

Abdullah Miniawy en soldat tunisien dans Sortilège (Tlamess) d'Ala Eddine Slim

Ce silence renforce la place centrale que prennent les corps des comédiens. Tu disais que The Last of Us était une histoire de corps qui voyage, est-ce qu’on pourrait dire la même chose de Sortilège ?

C’est ce que j’ai essayé de faire en tout cas. J’ai essayé de faire une invitation au voyage qui se reflète dans tous les aspects du film, y compris dans sa fabrication même. Je tiens à ce que rien ne soit figé, ni chez mes personnages ni à la fabrication. Rien n’est figé avant le tournage, on peu improviser, on peut se passer d’un décor et tout changer au dernier moment. La veille du tournage j’ai brulé le scénario et j’ai dit à mon équipe « voilà, maintenant on peut faire le film ». Le scénario il n’est là que pour récolter un peu d’argent, ce n’est pas un objet sacré. Tout mue et tout bouge, dans la fabrication et la mise en scène. Quant aux corps, plutôt que des corps en voyage, ce sont des corps qui se déplacent. Ce sont des corps qui refusent de stagner, ils ne choisissent pas toujours leur traversée et leur chemin, ils sont obligés de s’adapter à une nouvelle donne, mais l’essentiel c’est que ce mouvement soit partout dans le film.

Est-ce cela que tu as en tête quand tu fais ce plan étourdissant où on suit le personnage en train de courir pendant plusieurs minutes ?

Pendant sept minutes ! Au départ je voulais que le plan dure neuf minutes, mais on s’est arrêté à sept. De nombreuses personnes trouvent le plan assez long, mais pour moi il a son propre rythme de respiration. Il n’est pas là juste pour faire de la démonstration, le but c’était d’essayer de transmettre l’état de mutation de mon personnage. Il quitte. Il passe à un autre territoire. C’est le passage vers la deuxième partie du film.

Souhir Ben Amara est une enceinte dans Sortilège (Tlamess) d'Ala Eddine Slim (Tunisie / France 2019) en salles le 19 février 2020

Ce plan m’a donné l’impression unique que rien ne pouvait arrêter la caméra : ni la brume, ni la foret, ni la nuit.

Ah mais dans les fantasmes, rien n’arrête le regard. Dans la fabrication d’un film, par contre, parfois la caméra est stoppée hélas (rires). Le regard va partout, et la caméra est un œil, elle doit transcender sa nature d’outil technique pour participer créativement au film, y compris à la création des personnages. J’ai quelques retours quant à la beauté de l’image, mais je souhaite qu’elle soit plus que belle. J’essaie de renvoyer l’âme du film à travers l’image. A travers le reste aussi, le son, la musique.

A ce propos, à quel stade du projet est intervenu le groupe Oiseaux-Tempête ?

Très tôt, avant même la préparation du film. J’ai parlé avec eux dès la finalisation de l’écriture, on a discuté pendant 45 minutes dès notre première rencontre. Ils avaient vu The Last of Us, je leur ai montré d’autres courts métrages, et ils ont proposé des plages sonores illimitées. Puis, plus on avançait vers le tournage, plus leurs morceaux se sont resserrés. On a fait une sorte de correspondance pendant les repérages : je leur envoyais des plans et ils me faisaient des propositions. Juste après la fin du tournage, je suis parti avec eux dans un studio de montage pendant deux jours, et ils ont improvisé sur les images. Il y avait onze heures d’enregistrement comme première matière. Ça me va comme esprit de fabrication : une forme d’interaction comme un puzzle ou un Lego.

Oiseaux-Tempête Tlamess (Sortilège) original soundtrack

Cela rejoint ce que tu disais sur l’esprit de meute…

Oui voilà. Je me considère comme un chef aveugle, qui a besoin de ses compagnons pour savoir où il va. Je donne beaucoup d’importance à plusieurs collaborateurs dans le film, je n’aime pas les appeler des techniciens, je dirais plutôt des partenaires techniques et créatifs. Je travaille avec quasiment la même équipe depuis dix ans. Oiseaux-Tempête est un nouvel ami.

Les plans de survol au-dessus de la ville ont été filmés avec un drone ?

Oui. D’ailleurs on a cassé un drone lors de la dernière prise. Le plan qu’on voit dans le film n’était pas le plan imaginé, on aurait pu faire mieux, mais il y avait des câbles électriques cachés qu’on ne pouvait pas distinguer dans la nuit. Ce plan suit le trajet de retour que je prends quand je vais passer des soirées en boite. C’est le chemin entre la banlieue nord et la banlieue sud ou j’habite, et je l’emprunte en général super ivre ou super défoncé. L’idée m’est venue de là. Au montage, je me suis aperçu que le plan dessinait déjà presque la figure du serpent. Je fais beaucoup confiance à mon instinct. Mes idées sont comme des ilots éparpillés et détachés, et mon travail c’est de construire des ponts.

Les soldats tunisiens de Sortilège (Tlamess) d'Ala Eddine Slim (Tunisie / France 2019) en salles le 19 février 2020

Tu disais que les personnages refusaient de stagner. Lui est soldat, elle est enceinte : ils sont presque enfermés dans des stéréotypes. Peut-on voit des prémices d’utopie dans la manière dont ils fuient ces rôles-là ?

Je ne l’ai pas pensé comme ça. Le personnage de la femme est lié à un événement personnel quand ma femme était enceinte. Le soldat, ça vient d’ailleurs. J’ai une attirance pour les soldats car c’est le premier corps dans l’armée tunisienne qui est exposé au danger. Ils sont sacrifiés. Il y a beaucoup de soldats qui meurent dans les montagnes en luttant contre le terrorisme. C’est la semelle de l’institution, ce sont le gens qu’on écrase le plus. Je roule beaucoup en Tunisie, je sillonne beaucoup le pays en voiture, et à chaque fois que je peux je prends des soldats en stop et je discute avec eux. C’est comme ça que j’ai compris le côté glacial de l’institution de l’armée.

J’ai une relation assez spéciale avec la police, aussi. En 2010 j’avais tourné un court métrage avec comme personnage un supporter de football après un match où son équipe a perdu. Le film montre son errance dans la ville et sa rencontre avec un chien errant. A la fin, il monte dans un bus où il y a un policier, un clown et un soldat. Et pour moi c’est tout ce qui construit la Tunisie. Et tout ce monde-là part dans un bus de déportation. Mais pour revenir aux personnages de Sortilège, ils ne se sentent pas bien dans leur milieu. Ils portent tous les deux un grand malaise en eux.

La forêt dans Sortilège (Tlamess) d'Ala Eddine Slim (Tunisie / France 2019) en salles le 19 février 2020

Comment faut-il interpréter le titre, alors ?

Tlamess (le titre original, ndlr) ça veut dire « jeter un sort » en tunisien. Pour moi les personnages du film sont quelque part maudits. Ils portent tous un échec en eux : le soldat n’arrive pas à voir sa mère, il déserte l’armée, il n’arrive pas à protéger la femme, qui elle-même échoue dans sa relation avec son enfant. C’est comme une prophétie qui échoue.

Quelle est la dernière fois où tu as eu le sentiment de découvrir un nouveau talent, quelque chose d’inédit à l’écran ?

The Lighthouse, que j’ai vu à Tunis. Ça m’a beaucoup parlé. Il y a un côté trop maitrisé que je n’aime pas beaucoup, mais il y a une ingéniosité que j’adore, et puis il y a les deux comédiens aussi. Ça m’a fait du bien de voir ce film.

Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 13 février 2020. Un grand merci à Annie Maurette.

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