Critique : Madres paralelas

Deux femmes, Janis et Ana, se rencontrent dans une chambre d’hôpital sur le point d’accoucher. Elles sont toutes les deux célibataires et sont tombées enceintes par accident. Janis, d’âge mûr, n’a aucun regret et durant les heures qui précèdent l’accouchement, elle est folle de joie. Ana en revanche, est une adolescente effrayée, pleine de remords et traumatisée. Janis essaie de lui remonter le moral alors qu’elles marchent telles des somnambules dans le couloir de l’hôpital. Les quelques mots qu’elles échangent pendant ces heures vont créer un lien très étroit entre elles, que le hasard se chargera de compliquer d’une manière qui changera leur vie à toutes les deux.

Madres paralelas
Espagne, 2021
De Pedro Almodóvar

Durée : 2h00

Sortie : 01/12/2021

Note :

LA MORALE DE L’HISTOIRE

« C’est une longue histoire, mais je promets de te la raconter un jour ». Cet engagement, c’est Janis (Penélope Cruz, prix d’interprétation à Venise) qui l’énonce à Ana (la nouvelle venue Milena Smit). Janis a la quarantaine, Ana est une ado. Les années les séparent et pourtant elles se rencontrent à l’hôpital en devenant mères le même jour. Immédiatement liées par le hasard, les deux nouvelles amies vont en effet avoir beaucoup d’histoires à se raconter. Mais cette promesse énoncée, c’est aussi le pacte d’Almodóvar envers ses spectateurs à l’orée de ce mélo immense et généreux.

Conteur hors pair, le cinéaste fait à nouveau preuve ici d’une maestria scénaristique qui laisse pantois. Le tour de magie est familier, et pourtant particulièrement efficace cette fois-ci. Almodóvar a l’art de bouleverser, mais aussi l’art de nous maintenir dans un état d’émerveillement à force de coups de théâtre, l’art de changer de registre avec une habile soudaineté – parfois à l’intérieur d’une même scène, par un seul détail où l’entrée dans le cadre d’un personnage (la forcément fantasque Rossy de Palma). Rien que d’un point de vue dramaturgique, Madres Paralelas se hisse au niveau des réussites les poignantes du cinéaste.

Romanesque jusqu’au vertige, Madres paralelas est comme transcendé par l’amour du cinéaste pour les femmes autour de lui. D’une part ses actrices, toutes mises en valeur (Cruz n’est jamais aussi formidable que quand elle joue dans sa langue, Aitana Sánchez-Gijón est une charismatique voleuse de scènes), mais aussi bien sûr ses personnages : mères absentes, envahissantes ou fantasmées, mères plus fortes que la mort et que l’Histoire, mères plus puissantes que la plus terrible d’entre elles : la mère patrie. « Il serait temps que tu réalises dans quel pays tu vis » : Ana n’est pas la seule à être sonnée à entendre cet avertissement de Janis. Cette cinglante surprise vaut également pour nous, car si le cinéma autrefois punk et subversif d’Almodóvar s’était joliment embourgeoisé au fils des ans (jusqu’à transformer certains films en chatoyant catalogues d’ameublement), le cinéaste retrouve ici une verve politique qu’on lui croyait perdue, et qui ne se réduit pas à un slogan pour t-shirt.

Le personnage de Janis est photographe. Autant dire qu’elle capte et révèle à la fois. Son œil scrute, analyse, fouille, mais pleure également. Une image d’ailleurs retranscrite dans l’affiche teaser originelle du film, où une larme à l’œil se confondait avec une goutte de lait sur un mamelon. Il est beaucoup question d’ouvrir les yeux dans Madres Paralelas : assumer ses secrets et ses origines, mais aussi affronter le passé. Le temps d’un plan saisissant, presque sorti d’un giallo, un unique œil nous regarde depuis l’intérieur d’une tombe, soutenant notre regard comme un défi. Almodóvar interroge sans ciller l’héritage de la violence d’état, l’écho de ce passé refoulé chez une jeune génération qui se rêve apolitique. Les tombes sont grandes ouvertes, et détourner le regard serait une trahison.

Dès lors, le film devient également bouleversant pour des raisons extra-filmiques. Un malentendu récurrent dans la carrière d’Almodóvar voudrait que le cinéaste ne s’intéresse pas du tout aux hommes. En filigrane, ses films peuplés de femmes parlent pourtant sans cesse de l’ombre inévitable des hommes, la violence de leur absence. En filmant un monde littéralement sans hommes (ces villages où le franquisme n’a épargné que les femmes), c’est comme si Almodóvar nous livrait aujourd’hui une passionnante clé de son œuvre : les hommes étaient là tout du long, mais ils ne pouvaient être autre chose que des corps enfouis sous la terre, effacés de la surface du globe par leur propre mère patrie.

Cette longue histoire que Janis/Almodóvar promet de nous raconter n’est donc pas qu’une généreuse fantaisie. Raconter, c’est ici refuser de garder les choses sous silence, c’est un acte moral, un engagement. Madres Paralelas n’est pas renfermé sur le passé, c’est au contraire un film porté par un élan contagieux vers l’avenir et par un sens galvanisant de la sororité. Cette ambitieuse combinaison en fait le meilleur d’Almodóvar depuis quinze ans.

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par Gregory Coutaut

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