Critique : La Favorite

Début du XVIIIème siècle. L’Angleterre et la France sont en guerre. Toutefois, à la cour, la mode est aux courses de canards et à la dégustation d’ananas. La reine Anne, à la santé fragile et au caractère instable, occupe le trône tandis que son amie Lady Sarah gouverne le pays à sa place. Lorsqu’une nouvelle servante, Abigail Hill, arrive à la cour, Lady Sarah la prend sous son aile, pensant qu’elle pourrait être une alliée.

La Favorite
Royaume-Uni, 2018
De Yorgos Lanthimos

Durée : 1h45

Sortie : 06/02/2019

Note : 

REINE DE CŒUR

Entre le jardin anxiogène de Canine, le film qui l’a révélé, et la cave inquiétante de Mise à mort du cerf sacré, son avant dernier film, on n’avait pas imaginé voir le Grec Yorgos Lanthimos réaliser son nouveau long métrage dans le faste d’un palais occupé par la Reine Anne elle-même. Nous sommes au début du 18e siècle, on arbore les plus imposantes parures, les plus beaux vases sont de sortie (même pour vomir dedans) et la course de homards compte parmi les divertissements prisés. Que pouvait-il rester du style si singulier de Lanthimos dans ce film qui semble se dérouler dans une toute autre dimension ? Réjouissant et mordant, La Favorite porte pourtant bel et bien la marque de son auteur.

Le mystère surréaliste de Mise à mort du cerf sacré s’exprimait déjà par une caméra qui n’est jamais là où on l’attend. La Favorite dynamite formellement ce qu’on peut paresseusement attendre d’un film de couronne british. L’image est toujours vive, toujours en mouvement, jamais figée : superpositions, fondus enchainés, panos rapides sur les personnages ou l’action. Les perspectives sont tordues par l’utilisation inconfortable du fish eye, éloignant le long métrage de toute reconstitution conventionnelle. C’est là le premier pas vers l’étrangeté d’un film qui a plus d’une surprise sous ses jupons.

Les rapports sociaux chez Lanthimos sont toujours absurdes et toxiques. Qu’il s’agisse de la famille ou du couple, ce ne sont que des constructions artificielles et souvent vouées à l’échec. Ces thématiques pourraient être écrasantes, mais le cinéaste est également un as de la comédie-malaise. Même dans un tout autre lieu et à une toute autre époque, La Favorite poursuit les motifs chers au réalisateur. Les rapports de pouvoir autour de la reine offrent un terrain de jeu (littéralement, car le film est très ludique) idéal pour observer l’idiotie des codes sociaux. C’est, par une écriture délicieusement witty, également un matériau idéal pour une comédie faite de punchlines bitchy et délivrées à merveille par tout le cast féminin (dont l’impressionnante Olivia Colman, primée à la Mostra de Venise).

Lors de ses scènes nocturnes, le palais de La Favorite est filmé comme un manoir hanté. Ses longs couloirs, ses escaliers tarabicotés et ses portes dérobées y sont faiblement éclairés par des bougies, et on a le sentiment de pénétrer dans le silencieux secret d’un étrange labyrinthe. Les personnages n’y sont parfois que des ombres, comme des silhouettes fantômes. De jours, les mêmes portent plutôt des masques de clowns, clown blanc ou clown grotesque, dont les visages peuvent d’un coup être recouverts de sang ou rappeler le minois d’un raton laveur. On assiste à une surprenante danse interprétative, et les familiers de Lanthimos savent que la danse n’est pas qu’une simple chorégraphie. Tout le monde semble être sur scène et jouer un rôle dans ce décor qui paraît à deux doigts de crouler sous ses tapisseries. Peu à peu pourtant, le maquillage coule et les cicatrices lardent les visages.

« On ne peut pas tout faire par amour » dit l’une des héroïnes dès le début de La Favorite. « On devrait, pourtant », lui répond une autre. Le jeu de massacre orchestré avec talent par le réalisateur est jubilatoire, mais le film n’est pas qu’un espiègle badinage. Chaque personnage va se révéler progressivement plus ambigu que prévu. Les visages sont doubles, parfois triples. Le romanesque et la dimension tragique s’invitent dans ce théâtre du cynisme et de la cruauté. C’est peut-être la rupture de ton la plus inattendue de ce long métrage pas si programmatique, qui laisse de la place au vertige et aux sentiments, à l’image de ses superbes dernières secondes.

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par Nicolas Bardot

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