Festival de La Roche-sur-Yon | Critique : Interceptés

Des images de destructions causées par la guerre contre l’Ukraine sont accompagnées de conversations téléphoniques interceptées entre des soldats russes et leurs familles.

Interceptés
Canada/Ukraine, 2024
De Oksana Karpovych

Durée : 1h31

Sortie : 

Note :

TÉLÉPHONE SECRET

Une cuisine vide de présence humaine, où les œufs ont été oubliés sur la table. Un salon détruit mais dont le lustre autrefois brillant pendouille au plafond. Un gymnase où le panier de basket est resté intact, accroché au mur. Les chaises encore retournées sur les tables dans une salle de classe – et quelques-unes d’entre elles tombées au sol. Interceptés de l’Ukrainienne Oksana Karpovych, dévoilé à la Berlinale dans la section Forum, est composé de mille et un plans « vides », sans êtres humains à l’écran, mais dont les fantômes sont omniprésents. Ces images, on commence à les voir de plus en plus, comme l’an passé dans le documentaire In Ukraine ou tout récemment dans la première séquence d’Architecton – autant de plans qui restent glaçants et rappellent les visions apocalyptiques d’un monde disparu filmées par Nikolaus Geyrhalter dans Homo Sapiens.

« La chose que nous voulions vraiment que ces images transmettent, c’était ce sentiment terrible et inconfortable du temps suspendu et du calme de la guerre » : c’est ainsi que Karpovych décrit l’une des bases de son long métrage. Le temps suspendu et le calme de la guerre effectivement, dans ces plans figés où l’on ne peut que deviner l’urgence et la tragédie. C’est également le calme fragile d’images où la vie semble reprendre ou se poursuivre timidement : un vélo qui passe parmi des immeubles où plus personne ne semble vivre, des personnes âgées qui se retrouvent, des enfants dans un décor de fin de journée qu’on pourrait presque croire paisible. C’est aussi cela, le quotidien de la guerre – c’est encore, dans un registre plus sombre, la survie en sous-sol.

A ces images déjà puissantes, Oksana Karpovych ajoute des voix. Ce sont celles de soldats russes dont les appels à leurs familles ont été interceptés par le Service de sécurité d’Ukraine. Les images n’illustrent jamais leurs propos. Les propos ne décrivent jamais les images. Mais ces deux réalités qui coexistent composent un portrait extraordinaire, celle d’une horreur incroyable mais pourtant doublement documentée par l’image et le son. Les garçons russes peuvent appeler leurs mères, les mères sont inquiètes comme on peut le concevoir. Mais le film, d’appel en appel, examine surtout l’entreprise de déshumanisation totale. Cela passe par des insultes xénophobes ou l’obsession homophobe. C’est aussi une forme de folie : une femme au téléphone se lance dans une logorrhée ordurière lorsqu’on lui parle de personnes ukrainiennes ; une mère assure à son fils « Tu ne tues pas des enfants, tu tues des fascistes » ; un soldat fait le récit décontracté du meurtre d’une mère ukrainienne devant ses enfants tandis que sa propre mère ponctue d’un « bien sûr, c’est une ennemie » ; un autre soldat détaille des tortures sans une once de regret tandis que la voix au bout du fil fait des « mmh mmh » comme si on lui parlait d’une liste de courses.

Cette éprouvante litanie se fissure pourtant, de plus en plus. Ce n’est pas tant que les soldats russes redécouvrent leur empathie (les regrets exprimés sont peu nombreux et la cinéaste explique qu’il n’y en avait pratiquement pas dans la trentaine d’heures qu’elle a écoutée), mais le discours officiel s’affaiblit peu à peu, en direct – pas avec le recul d’un livre d’Histoire, pas même celui d’un reportage a posteriori. C’est ici et maintenant, et à la double réalité que proposent les images et le son s’ajoute une autre coexistence : la réalité du cauchemar vécu par les soldats russes contre la fiction de la propagande que leurs proches avalent au pays. Il y a certes les témoignages qui fanfaronnent, mais il y a aussi ceux, désabusés, qui savent que la mort est proche. Il y a les mères sûres des triomphes russes puisque c’est ce que dit la télé, et il y a leurs fils qui constatent la débandade dans des troupes à moitié mortes. « On va être tués, c’est tout », et tout le monde n’avance pas la fleur au fusil. C’est la solitude et le vertige existentiel auxquels la chair à canon est cyniquement confrontée – des hommes qui se rendent compte qu’ils ne sont strictement rien pour Poutine et se demandent pourquoi se battre.

Oksana Karpovych filme un certain nombre de plans sur la route. L’Ukraine claudique, tout semble s’être embourbé. Pendant ce temps, des fillettes russes envoient des messages téléphoniques à leurs papas qui eux-mêmes n’y croient plus. Le film dépeint les ravages de l’impérialisme russe sur la terre et le peuple ukrainiens, mais aussi sur les siens. « On tue des gens ici » se lamente un soldat russe, à qui la mère cinglée ne trouve qu’à répondre « Es-tu sûr que ce sont des gens ? « . Est-on sûr que ce sont encore des gens que nous entendons ? Puis tout à coup une lueur, même la plus sombre des lueurs : un père soldat qui formule comme dernier souhait que son fils n’entre jamais dans l’armée. Le témoignage mis en scène par Karpovych est d’une force impressionnante, avec le sentiment que ce précieux document accompli aujourd’hui comptera assurément dans le futur.

| Suivez Le Polyester sur Twitter, Facebook et Instagram ! |

par Nicolas Bardot

Partagez cet article