Nina est gynécologue-obstétricienne dans un petit hôpital en Géorgie. Après la mort d’un nouveau-né lors d’un accouchement, sa réputation professionnelle et morale est mise en cause. Des rumeurs l’accusent de pratiquer des avortements illégaux…
April
Géorgie, 2024
De Dea Kulumbegashvili
Durée : 2h14
Sortie : 29/01/2025
Note :
LA SAISON DU DIABLE
Très remarquée en festivals avec son premier film Au commencement qui n’a eu droit qu’à une minusculissime sortie française fin 2021, la Géorgienne Dea Kulumbegashvili est pourtant l’une des plus grandes révélations du cinéma mondial de ces dernières années. Impression confirmée par son nouveau film, seulement son second : April, primé à la Mostra de Venise et qui témoigne de son stupéfiant talent de mise en scène. April débute par une vision puissante et inattendue, qu’on ne dévoilera pas mais qui semble échappée des limbes perdues de Under the Skin. Qu’y a-t-il effectivement sous la peau dure de Nina, l’héroïne du long métrage ?
April dépeint le quotidien d’une gynécologue-obstétricienne dans une région rurale de Géorgie. Nina est reconnue comme une grande professionnelle, mais rien ne semble facile pour cette soignante dans une société où la contraception doit rester un secret chuchoté. Au commencement racontait un monde où les femmes n’ont guère de place. April rend compte du contrôle exercé sur les femmes, toutes les femmes, des plus fragiles aux plus fortes. Nina accouche des femmes mais elle est très surveillée, elle en avorte mais doit s’en cacher. Elle doit s’excuser d’être là vis-à-vis de n’importe quelle brute facho du coin.
Autour de Nina, le monde gronde. Dea Kulumbegashvili rend puissamment expressive une pluie qui s’abat sur un cours d’eau. Elle filme une tempête et la capture de manière si saisissante qu’on croirait presque à une immersion en VR : un étourdissant spectacle de nuages prêts à écraser le sol. A ce chaos hurleur s’oppose la froideur des bureaux ou des couloirs d’hôpitaux. L’enchainement des scènes crée un étrange sentiment d’instabilité. C’est le contraste des tonalités et atmosphères qu’on vient d’évoquer. C’est aussi cette alternance entre des cadres instables et des plans fixes. La rigidité de la mise en scène dans Au commencement était cassée par la prodigieuse utilisation de la profondeur de champ. Ici c’est cette alternance entre image fixe et mouvante qui vient suggérer que ce monde parfaitement réglé peut tomber à genoux à tout moment.
Il y a dans April des routes hantées, des étangs boueux et dangereux. Il y a aussi le bleu étrange du ciel, la lumière violette et silencieuse sur la montagne, la formidable picturalité de champs de coquelicots. L’effet produit par cette juxtaposition (mi-horreur, mi-pétales de fleurs) est étourdissant : ces réalités coexistent ; Dea Kulumbegashvili nous raconte la réalité de Nina tout en nous donnant un aperçu déstabilisant de son monde intérieur. Sa réalité à elle (et elles) confrontée à la haine des femmes : obéir à la loi, c’est aussi obéir aux hommes. Lorsque Nina pratique un avortement, la scène est filmée comme une cérémonie secrète : décadrée, tandis qu’on entend le bruit des instruments et les cloches des vaches à l’extérieur. Une scène dont on expérimente la longueur, à l’image de ce qu’accomplissait récemment l’Espagnole Jaione Camborda dans O corno.
Dans ce contexte, les fascinantes scènes, disons, « oniriques » d’April ne sont pas si détachées du réel que cela. Elles ressemblent à des parenthèses surréelles – elles sont aussi la traduction du reflet de Nina qu’on lui renvoie ; elles sont aussi un refuge, son endroit secret, extraterrestre, au plus profond d’elle-même. Tout ce qui peut arriver dans April, c’est visiblement toujours la faute des femmes, ou de Dieu, mais certainement pas des hommes. Dea Kulumbegashvili dépeint cet enfer patriarcal avec un troublant sens du mystère et une mise en scène magnétique, épaulée par son excellente actrice Ia Sukhitashvili.
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par Nicolas Bardot