Entretien avec Lav Diaz • Quand les vagues se retirent

Quand les vagues se retirent, le nouvel opus du Philippin Lav Diaz, sort ce mercredi 16 août dans les salles françaises. Ce long métrage hypnotique, qui emprunte au film noir, raconte l’histoire d’un enquêteur confronté à un dilemme moral dans l’enfer des Philippines du président Duterte. La mise en scène et la science du rythme de Diaz font une nouvelle fois merveille dans ce récit politique et cinglant. Après nos entretiens réalisés pour La Saison du diable et Halte, nous avons à nouveau rencontré le cinéaste.


La dernière fois que nous nous sommes vus, vous me parliez de votre désir de réaliser une comédie. J’imagine que vous ne parliez pas de Quand les vagues se retirent ?

(Rires) Non bien sûr, mais je m’en souviens et cela reste vrai : j’ai toujours le désir de réaliser une comédie un jour. Je souhaite rendre hommage à un certain type de comédie très chaotique qui est propre aux Philippines. C’est une tradition unique qui remonte au temps des Espagnols et qui s’est longtemps appelée Moro-Moro. C’est une appellation qui est problématique et raciste car elle fait références aux musulmans de Philippines, moro étant un dérivé de maure, et ceux-ci jouaient souvent les méchants dans ce type de film. Bien sûr on ne plus faire ça aujourd’hui et heureusement. Si je rend hommage à ce genre, il faudra que je fasse preuve de bien plus de respect envers eux. Puis la période américaine a apporté le vaudeville aux Philippines, qu’on appelle d’ailleurs le Bodebil. Les Bodebils datant de l’avant-guerre étaient incroyables, et j’y fait d’ailleurs référence dans une séquence de History of Ha.


Quand les vagues se retirent

Vos sources d’inspiration pour Quand les vagues se retirent se trouvent plutôt dans d’autres genres cinématographiques classiques et occidentaux, tels que le film noir et le western, n’est-ce pas ?

Oui, ces références me reviennent toujours comme un réflexe, presque de façon inconsciente, parce que c’est le type de cinéma avec lequel j’ai grandi. Mon père était cinéphile et même cinéphage, il me faisait découvrir beaucoup de films. Toutes ces traditions et ces archétypes que j’ai emmagasinés pendant cette période-là me sont aujourd’hui très utiles, c’est comme une boîte à outils. Mais bien sûr je souhaite ne pas pousser la référence trop loin, je veux avant tout utiliser mon propre langage cinématographique. Pour Quand les vagues se retirent, j’ai également puisé dans mes souvenirs de lecture d’Agatha Christie, dont les recettes narratives restent très efficaces aujourd’hui.

Par ailleurs, il se trouve que je suis en très bon termes avec plusieurs membres de la police. Je vous explique : avant d’être cinéaste, j’ai travaillé comme journaliste et j’étais assigné à un commissariat en particulier pour faire des articles et des comptes-rendus sur les affaires en cours. J’y suis resté longtemps et je connais encore beaucoup de monde dans ce commissariat. L’un des lieutenants-commissaires qui y travaillait m’a d’ailleurs servi directement d’inspiration pour le lieutenant Hermes Papauran, le protagoniste du film.


Essential Truths of the Lake

Quand les vagues se retirent sort aujourd’hui en France mais il y a quelques jours à peine vous avez présenté au Festival de Locarno votre nouveau film, Essential Truths of the Lake, qui a également pour protagoniste le lieutenant Hermes Papauran.

C’est parce que j’avais beaucoup tourné (rires) !

Vous voulez dire que vous n’aviez pas prévu dès le départ d’en faire un dytique ?

Non, dans ma tête cela ne devait être qu’un seul et unique film. Ce qui a tout changé, c’est l’éruption du volcan Taal, que l’on voit dans Essential Truths of the Lake. Je voulais documenter la destruction que cela a engendré et l’inclure dans le film. C’est important que le cinéma puisse relier le récit au réel. J’avais d’ailleurs fait quelque chose de similaire dans Death in the Land of Encantos. Le journaliste en moi existe toujours. Quand j’ai décidé d’aller tourner sur place, je n’avais encore qu’une idée incomplète de l’histoire que je souhaitais raconter. Ce que j’avais bien en tête c’était le protagoniste et son dilemme moral.

Là-dessus la pandémie est arrivée. Nous avions déjà tourné une partie du film quand il a fallu tout arrêter. Heureusement cette partie-là était narrativement indépendante du récit global. Après quelques ajustements et la reprise du tournage, cette partie est donc devenue Quand les vagues se retirent. Il y a bien eu un moment où je me suis accroché à l’idée de tout faire rentrer dans un seul film, qui devait durer 9 heures, mais parmi tout ce que l’on avait tourné il y avait une partie portugaise, qu’on est allé faire à Lisbonne, et je trouvais que celle-ci était trop différente du reste en terme de style et de récit. C’était une histoire autonome. J’ai donc décidé de tout diviser.

Que va-t-il arriver à ce film portugais ?

Ce sera un troisième film qui viendra boucler la trilogie. Je n’ai pas encore terminé de travailler dessus, mais je suis très satisfait d’avoir donné naissance à toute une saga sans rien prévoir (rires).


Quand les vagues se retirent

Vous réalisez des films avec une fréquence très soutenue, alors même que vos œuvres sont souvent très longues. Comment conservez-vous ce rythme de travail qu’on imagine exigeant ?

Je n’ai pas envie de m’arrêter. C’est bien sûr une question de plaisir : si j’étais musicien, je crois que je n’aurais pas envie d’arrêter de jouer. Mais il y a aussi d’autres éléments très importants à prendre en compte. C’est impossible de trouver du travail aux Philippines et si j’arrête de tourner, mon équipe ne peut plus s’acheter à manger, tout simplement. Le coût de la vie a encore augmenté depuis la guerre en Ukraine, car cela a interrompu les importations de pétrole et de blé. Cela nous affecte aussi très directement. Arrêter de tourner ce serait mettre en danger beaucoup de gens autour de moi, c’est quelque chose que je suis bien obligé de prendre en compte.

Je pensais qu’après les élections de 2022 on pourrait enfin souffler mais pas du tout. Nous nous sommes beaucoup battus pour la victoire de la candidate Leni Robredo, mais la famille Marcos a triché. Ils ont acheté les élections pour faire gagner le fils de Ferdinand Marcos lui-même, et en plus de cela c’est la fille de Duterte qui est vice-présidente, c’est terrible. Il y a aussi de fortes possibilités que cette dernière soit la prochaine présidente, c’est un cycle sans fin et je n’ai aucune idée de ce qu’on nous attend.


Taxibol

Sur une note plus légère, on a également pu vous découvrir en tant que comédien dans l’étonnant court métrage Taxibol (dévoilé à Visions du réel), dans lequel vous jouez votre propre rôle. Comment vous êtes-vous retrouvé dans ce projet ?

Vous avez vu Taxibol (rires) ? Tommaso Santambrogio, le réalisateur du film était l’un de mes élèves lors d’un atelier que j’ai animé à Cuba en 2019, et c’était probablement l’un de mes tous meilleurs élèves, mais il étaient tous bons. Monter un projet de film faisait partie de leur évaluation durant cet atelier, mais je tenais à ce qu’ils concrétisent jusqu’au bout. Je leur disais « finissez un film à tout prix, même si vous devez utiliser des caméras de mauvaise qualité, ce n’est pas important ». Le projet de Tommaso était bien sûr particulier et cela m’a beaucoup plu d’y participer.


Norte, la fin de l’histoire

Cette année nous célébrons les dix ans de Norte, la fin de l’histoire qui demeure votre unique film en couleurs. Envisageriez-vous de tourner à nouveau un film en couleurs ?

C’est justement en projet, ou du moins en considération pour mon prochain projet. Je voudrais faire un film sur Magellan, le navigateur portugais qui est arrivé aux Philippines au nom de l’empire espagnol. C’est ce qu’on appelle abusivement la soi-disant « découverte » des Philippines, comme si rien n’existait avant. J’aimerais tourner au milieu de l’année prochaine, et probablement en couleurs. Mais ce n’est pas un film directement sur Magellan, ce sera davantage à propos de son épouse Beatriz.

A-t-elle été directement impliquée dans l’histoire coloniale des Philippines ?

Pas du tout, justement. Il n’est quasiment jamais fait mention d’elle dans les livres d’Histoire, on sait juste qu’il s’agit de la fille de son meilleur ami, qu’il l’a épousé quand elle avait 18 ans et qu’elle est morte en couche. Donc en réalité je vais inventer ce que je veux à son propos (rires). En réalité il s’agira d’un double portrait fantasmé où je filmerai à la fois l’épouse de Magellan et l’épouse du chef de tribu philippin qui a tué Magellan. Mon but est de me concentrer sur les femmes car celles-ci sont justement toujours absentes des livres d’Histoire, elles n’ont droit qu’à des notes en bas de page. Même mortes elle n’ont pas droit au respect.


Quand les vagues se retirent

A ce propos, dans Essential Truths of the Lake, vous abordez l’engagement politique de façon plus concrète que d’habitude. Vous y filmez directement des militants écologiques et, justement, féministes.

Cela m’est venu très naturellement au fil du tournage. Les histoires racontées par ces militants sont très vraies. Toutes les deux secondes une femme se fait violer quelque part dans le monde, il ne faut pas détourner le regard de la gravité de la situation. Je n’ai pas voulu l’aborder de façon trop didactique, dans le scenario cela est justifié par l’attitude des personnages

L’un des personnages de Quand les vagues se retirent et Essential Truths of the Lake déclare « chercher la vérité ne mène qu’à récolter la souffrance » et en effet, les deux films racontent des enquêtes qui demeurent irrésolues. Pourtant ils ne se ressemblent pas beaucoup et utilisent des tons différents pour mettre en scène l’absence de réponse. L’un des deux volets est-il plus optimiste que l’autre à vos yeux ?

Je crois que les deux restent optimistes malgré tout, car il faut du courage et de la force pour continuer à chercher des réponses que tout concourt à nous cacher. Le monde dans lequel vivent les personnages est désolé, presque détruit, mais il y a une force qui les pousse malgré tout à faire davantage que survivre : à aller de l’avant. Peut-être que cette force c’est justement l’âme philippine.


https://vimeo.com/850908424

Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 9 août 2023. Merci à Jamila Ouzahir.

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